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L'orthographe est une vision du monde

Publié le 30 mai 2010 par Desiderio

michèle (sans majuscule) m'avait posé une question au sujet de compter et conter. Étymologiquement, c'est le même verbe. Il vient du verbe latin computo, as, are. Dans le sens de narrer, on part du fait d'énumérer les faits qui composent un récit. La structure des contes ou romans médiévaux permet d'expliquer le changement de sens entre calculer et relater : un récit était alors une succession d'épisodes qui se déroulent selon un processus codifié avec un début et une fin bien déterminés selon les lieux (la clairière comme lieu du combat physique, la salle du palais comme lieu de l'affrontement verbal, la fontaine comme lieu de la confidence amoureuse, la forêt comme lieu de la sauvagerie au sens étymologique), des enchaînements qui répondent toujours aux mêmes codes (le chemin comme lieu de l'entre-deux des aventures, la source comme passage vers l'autre monde). Le récit médiéval est à la fois très pauvre si on le compare à des formes modernes qui mélangent description et narration, monologue intérieur ou interventions d'auteur, mais aussi très riche quand on examine l'ensemble des possibilités d'un système fermé. En tout cas, il était construit sur le principe de l'énumération des combats, des attributs d'un personnage. Pour des raisons de facilité, je ne me limiterai dans mes citations qu'au TLFi qui me semble largement suffisant. Le sens de conter pour narrer apparaît d'abord en ancien provençal, comptar (XIe s.) Il passe en langue d'oïl vers 1125-1130. Mais c'est sous la forme conter.

Arrêtons-nous ici un instant. Le verbe latin était un proparoxyton accentué sur la première syllabe, ce qui entraîne la chute de la voyelle u de computar(e). Le p du verbe n'était déjà plus prononcé en ancien français, il avait subi une assimilation régressive du fait de sa présence après un m. Le m en revanche s'était assourdi lorsqu'il avait été ensuite en contact avec le t. À partir du XIIIe s. selon Bloch-Wartbuch, la graphie compter apparaît. Elle se répand, mais on trouve encore conté (au sens de considérer) chez Calvin en 1562. Le sens de prendre en compte, de dénombrer devient la norme avec cette orthographe dans le dictionnaire de l'Académie en 1694. Il y a alors clairement séparation des sens par la graphie. Il s'agit de ce que l'on nomme une réfection étymologique. Le français en connaît d'innombrables, certaines n'ont pas duré comme sçavoir (XVIe-XVIIIe s.) formé faussement sur scire (savoir) alors que cela venait de sapere (goûter). D'autres sont tout aussi fausses et perdurent : dompter (latin domitare). Dans le cas de dompter, on peut remarquer que le p faussement étymologique est prononcé de manière erronée par beaucoup de personnes, alors que le p vraiment étymologique de compter ne l'est jamais.

Mais je voudrais élargir mon propos à d'autres différenciations orthographiques. Le dessin et le dessein sont un seul et même mot à l'origine. Il s'agit du fait de (se) projeter. L'étymon est cette fois italien. On trouve desseing comme projet dès le XVe s. Mais c'est aussi le sens de la représentation graphique chez Tory en 1529. L'orthographe des(s)in(g) apparaît au XVIe s. et elle est combattue par Richelet qui écrit en 1680 : "Quelques modernes écrivent le mot de dessein [t. de peint.] sans e après les deux s, mais on ne les doit pas imiter en cela." Le g d'origine s'explique par le mot italien disegno. Comme il n'était pas prononcé (tout comme dans seing de signum), il est tombé au XVIIIe s. En tout cas, c'est seulement en 1798 dans le dictionnaire de l'Académie que le mot dessin devient autonome de dessein par la graphie. Cela illustre à mon avis fort bien le caractère totalement arbitraire et artificiel de l'orthographe (non que je défende l'idée d'écrire comme les admirateurs du fils des âges farouches...)

Il est encore d'autres formes d'orthographes artificielles alors que les mots ont une même origine. Prenons, le mot abîme. Ce mot appartient aux poncifs de l'école primaire : je constate que l'accent de cime est tombé dans l'abîme. Avec les rectifications orthographiques de 1990, il ne devrait plus être possible de réciter cette règle idiote. Cependant, on trouve des professeurs de lettres qui tiennent encore à écrire mise en abysme pour désigner le procédé de la Vache qui rit. Quand André Gide a repris cette expression pour désigner un procédé narratif, il a utilisé une forme héritée de l'héraldique qui est l'une des disciplines les plus conservatrices avec la vénerie. Certes, on trouve abysme dès 1170, certes Lamartine utilise encore la graphie abyme en 1820, mais le mot avait été déjà simplifié en abîme dès 1798 (ou même avant chez Richelet en 1680). Le y était là pour faire grec alors que l'origine de la terminaison n'est justement pas grecque et que le lien avec les abysses n'est plus clair du tout. On a affaire dans le cas de la mise en abysme à une fausse différenciation rétrospective pour des raisons de pure cuistrerie.

Il en va presque de même pour le verbe dessiller. C'est un terme venant de la fauconnerie, à l'origine desciller. Découdre les paupières d'un faucon. Puis c'est passé au sens figuré, faire prendre conscience de quelque chose à quelqu'un, lui ouvrir les yeux. C'est formé sur le nom cil, le verbe ciller. Il serait logique de rattacher ce mot à cette famille, mais pas du tout ! Toujours par pédantisme, pseudo-aristocratisme et conservatisme, il faut reprendre la forme archaïsante pour l'expression la plus courante ! Littré préférait l'orthographe avec c deciller, mais l'Académie a reculé en 1932, et si vous écrivez selon ce qui vous semble le plus logique, vous apparaîtrez comme un barbare ne comprenant pas les subtilités de la langue française ou de son histoire. Comment ? Vous ne connaissez rien de la chasse au faucon ? Mais que faisaient donc vos ancêtres ? Sans doute des paysans qui braconnaient les lapins de garenne au filet...

Venons-en à une troisième forme de différenciation orthographique. Le nom propre anglais court vient directement du français cour(t). Celui-ci vient lui même du bas-latin curtis. Le maintien du t en anglais montre que la consonne était encore prononcée en ancien français. L'emprunt anglais est attesté en 1894 lorsque commence à se répandre le tennis dans les couches aisées (la Belle Époque est riche en anglicismes idiots, inutiles et presque tous morts). Le mot anglais est prononcé à la française comme la plupart des anglicismes anciens. Il devient masculin sans doute parce que l'on a voulu d'emblée donner une spécification à ce mot, alors que l'on traduit The Royal Court, par la cour royale ! Ce court ou cette cour n'était pas une basse-cour. Il faut tenir compte de la dimension snob dans les différences orthographiques, comme on l'a vu avant.

Un autre exemple est le terme d'icône. Dans les années 90 et jusqu'au début des années 2000, de doctes informaticiens ou de savants ouvrages vous expliquaient qu'il ne fallait pas parler d'icône pour désigner une image ouvrant une application sur un bureau d'ordinateur, mais d'icone. Sans accent circonflexe. Pourquoi ? Parce que c'était traduit directement de l'étatsunien icon. Pis ! on devait dire un icone au masculin. Le raisonnement, particulièrement travaillé du chapeau, était qu'il ne fallait surtout pas confondre les deux sens du mot : celui de l'image religieuse (ou au sens figuré d'une personne emblématique) et le sens informatique. Comme si c'était possible... Celui qui utilisait le mot icône au féminin et avec accent était suspect de ne pas être compétent puisqu'il ne savait pas que cela venait de l'étatsunien et non du grec. L'écart de sens de dessein et dessin ou de compter et conter est suffisant pour qu'on fasse la différence, pour cour et court cela me semble avalisé par l'usage aussi et personne ne remet en cause ces graphies. Et j'en viens à l'essentiel : l'orthographe, cela sert parfois à discriminer des sens, mais aussi des gens.


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