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Cristallisation des pensions: des lendemains qui vont déchanter (CC, n° 2010-1 QPC, 28 mai 2010 consorts Labane)

Publié le 31 mai 2010 par Combatsdh

Le feuilleton de la “cristallisation” n’est malheureusement pas fini avec la décision du Conseil constitutionnel  

Le 14 avril 2010, le Conseil d’Etat avait transmis (Mme Khedidja et M. Moktar Labane, n°336753) une question prioritaire de constitutionnalité, déposée dès le 1er mars 2010, sur les dispositions législatives introduites par le gouvernement Mauroy - ayant appliqué aux Algériens le mécanisme de cristallisation des pensions des anciens fonctionnaires civils et militaires (article 26 de la loi n° 81-734 du 3 août 1981) -, puis suite à l’arrêt « Diop » du 30 novembre 2001, par le gouvernement Jospin n’ayant dégelé que partiellement ces pensions selon un critère de “parité des pouvoirs d’achat” dépendant du niveau de vie local mais sans appliquer ce critère de résidence aux Français expatriés (article 68 de la loi n° 2002-1576 du 30 décembre 2002). Suite au film « Indigènes », le Président Chirac avait souhaité le rétablissement de l’égalité : néanmoins seules les pensions dites « du sang » (retraite du combattant pension militaire d’invalidité) peuvent être totalement décristallisées si l’intéressé, ou ses ayants droit/cause, en font expressément la demande (article 100 de la loi n° 2006-1666 du 21 décembre 2006 de finances pour 2007 NB:  Nantes, sur un total de bénéficiaires potentiels de 9 594 ayants droit et 8 489 ayants cause, seules 510 demandes d’ayants droit et 417 demandes d’ayants cause ont été déposées et ont abouti en 2007 et 2008).

Le 25 mai 2010, s’était déroulée l’audience publique - la première du genre devant le Conseil constitutionnel -  opposant, pour les requérants Maître Arnaud Lyon-Caen et pour le gouvernement Thierry-Xavier Girardot (voir la vidéo).

D’un point de vue procédural, les requérants souhaitaient que le Conseil constitutionnel  se prononce, au-delà des seules dispositions transmises, sur la conformité de l’ensemble des dispositions législatives relatives à la « cristallisation » des pensions, en particulier l’article 71 de la loi du 26 décembre 1959 - principale « loi de cristallisation » non applicable aux Algériens (car antérieure à l’indépendance en 1962 : ils ont bénéficié du principe d’égalité de traitement issus des accords d’Evian jusqu’à la loi de 1981). En contrepoint, le Premier ministre, estimait que l’article 100 de la loi du 21 décembre 2006 a été inclus à tort dans la QPC renvoyée par le Conseil d’Etat.

Le Conseil constitutionnel s’estime néanmoins incompétent pour « remettre en cause la décision par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation a jugé (…) qu’une disposition était ou non applicable au litige » (cons. 6) et, par suite, rejette les conclusions en ce sens des requérants et du Premier ministre (cons. 7).

Sur le fond, le Conseil fait application du principe d’égalité issu de l’article 6 de la DDHC qu’il a dégagé depuis 1973 dans une formulation retenue depuis 2003 (n° 2003-472 DC du 26 juin 2003 - Loi urbanisme et habitat ; n° 2003-483 DC du 14 août 2003 réforme des retraites : « que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »)

S’agissant des articles 26 de la loi de 1981 et l’article 68 de celle de 2002, le Conseil estime qu’ils ont « pour objet de garantir aux titulaires de pensions civiles ou militaires de retraite, selon leur lieu de résidence à l’étranger au moment de l’ouverture de leurs droits, des conditions de vie en rapport avec la dignité des fonctions exercées au service de l’État » (cons 9).

Validant le critère de résidence, le Conseil admet que le législateur pouvait fonder en 2002 une différence de traitement « sur le lieu de résidence en tenant compte des différences de pouvoir d’achat ». On notera que, sur cet aspect, sa solution converge avec celle du Conseil d’Etat qui avait validé la conventionnalité de l’article 68 de la loi de 2002 au regard du principe de non-discrimination garanti par l’article 14 de la CEDH combiné à l’article 1er de son premier protocole additionnel en estimant cette justification objective et raisonnable valide.

En revanche, le Conseil constitutionnel s’écarte de la solution retenue par le Conseil d’Etat dans le cadre du contrôle de conventionnalité en estimant contraire au principe constitutionnel d’égalité, au regard de l’objet de la loi, la différence selon la nationalité « entre titulaires d’une pension civile ou militaire de retraite payée sur le budget de l’État ou d’établissements publics de l’État et résidant dans un même pays étranger ». Il constate en effet que les dispositions critiquées « laissent subsister une différence de traitement avec les ressortissants français résidant dans le même pays étranger en prévoyant des conditions de revalorisation différentes de celles prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite » (cons 9).

Le Conseil d’Etat avait quant à lui validé la non application du critère de résidence aux ressortissants français qui résidaient à l’étranger à la date de liquidation de leur pension en estimant cette différence de traitement, « de portée limitée », comme relevant de « la marge d’appréciation que les stipulations (…) de l’article 14 de la [CEDH] réservent au législateur national, eu égard notamment aux inconvénients que présenterait l’ajustement à la baisse des pensions déjà liquidées de ces ressortissants français qui ont vocation à résider en France » (CE, 18 juill. 2006, Gisti, no 274664).

On rappellera que le rapporteur public, Anne Courèges, avait indiqué dans ses conclusions sur la décision de transmission qu’ :

« il est vrai que le contrôle de constitutionnalité et celui de conventionnalité ne peuvent être assimilés et que la réponse donnée sur l’un des terrains ne peut donc être transposée de jure à l’autre » et ce même si « le principe constitutionnel d’égalité ne diffère pas substantiellement de sa traduction dans la Convention européenne des droits de l’homme » (AJDA 2010 p. 1018).

S’agissant de l’article 100 de la loi du 21 décembre 2006, le Conseil constitutionnel estime que « l’exclusion des ressortissants algériens du champ des dispositions » de cet article crée une différence de traitement injustifiée au regard de l’objet de la loi - qui vise à rétablir l’égalité entre les prestations versées aux anciens combattants qu’ils soient français ou étrangers - « fondée sur la nationalité entre les titulaires de pensions militaires d’invalidité et des retraites du combattant selon qu’ils sont ressortissants algériens ou ressortissants des autres pays ou territoires ayant appartenu à l’Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous le protectorat ou sous la tutelle de la France » (cons. n°10).

Compte tenu de ces censures, le Conseil constitutionnel ne se prononce pas sur le second grief, retenu par le Conseil d’Etat dans l’avis Ka (CE, avis, 18 juill. 2006, no 286122), à savoir le caractère  rétroactif des dispositions critiquées par leur application aux procès en cours.

S’agissant de l’effet donné à la déclaration d’inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel fait usage de l’article 62 de la Constitution permettant de moduler les effets dans le temps de cette déclaration. Il estime que l’abrogation des dispositions contraires à la Constitution « a pour effet de replacer l’ensemble des titulaires étrangers, autres qu’algériens, de pensions militaires ou de retraite dans la situation d’inégalité à raison de leur nationalité résultant des dispositions antérieures à l’entrée en vigueur de l’article 68 de la loi du 30 décembre 2002 » (cons. n° 12) - en faisant d’ailleurs abstraction de l’arrêt Diop qui leur permettait d’obtenir une revalorisation totale de leurs pensions (voir par exemple : CE, 26 mars 2008, no 270430, Badache). Afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité constatée dans la prochaine loi de finances, il prononce l’abrogation des dispositions inconstitutionnelles au 1er janvier 2011 et, afin de préserver l’effet utile de sa décision, il estime qu’il appartient, dans les instances en cours dont l’issue dépend de leur application, aux juridictions de surseoir à statuer jusqu’à cette date et au législateur de prévoir une application des nouvelles dispositions à ces instances en cours à la date de la présente décision (cons. 12).

On rappellera que sur le fondement des accords d’association euro-méditerranéens, la Cour de Luxembourg a estimé l’article 71 de la loi du 26 décembre 1959 contraire au principe d’égalité de traitement dans une interprétation « conforme aux exigences des articles 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et 1er du protocole additionnel, tels qu’interprétés notamment par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Gaygusuz c/ Autriche du 16 septembre 1996 » (CJCE, ord., 13 juin 2006, aff. C-336/05 , Ameur Echouikh c/ Secrétaire d’État aux Anciens Combattants) et, par suite, des refus de revalorisation de pensions militaires de retraite postérieurs à l’entrée en vigueur de l’article 100 de loi de finances pour 2007 ont été annulés (TA Bordeaux, 8 oct. 2008, n°704480, Qessaoui : AJDA 2009, p.310, concl. J-M. Bayle). La Halde a, quant à elle, estimé discriminatoire tout le dispositif issu aussi bien de la réforme de 2002 (no 2006-217 et no 2006-218, 9 oct. 2006, « Gisti et Catred ») que de celle de 2006 (no 2007-44, 5 mars 2007).

Enfin, même si la Cour reconnaît une « très large marge d’appréciation (…) en matière de politique macroéconomique » (Cour EDH, G.C. 16 mars 2010, n° 42184/05, Carson et autres c. Royaume-Uni :  Actualités droits-libertés du 16 mars 2010; CEDH, 29 octobre 2009, req. n° 29137/06, Si Amer c. France, §40, Actualités droits-libertés du 2 novembre 2009), et a récemment déclaré irrecevable une requête (Cour EDH, 5e Sect. Dec. 20 avril 2010, El Orabi c. France, Req. no 20672/05, Actualités droits-libertés du 8 mai 2010), 3 affaires de veuves restent pendantes devant la Cour (5ème section, Requête no 31721/07  présentée par Aïcha DAOUDI Veuve KOURI  introduite le 18 juillet 2007; Requête no 55073/08 présentée par Tayeb CHIKR introduite le 7 novembre 2008; Requête no 22276/09 présentée par Meriam ACHOUR introduite le 22 avril 2009).

Même si elle est symboliquement importante, la décision du Conseil constitutionnel aura peu de retombées pratiques et est à certains égards décevante.

En effet, dans un rapport, la Cour des comptes avait évalué, au 31 décembre 2008, à 57 466 les ayants droit de la retraite du combattant ; 9 594 pensions militaires d’invalidité et de victimes de guerre (8 489 ayant cause) - pensions déjà entièrement décristallisées depuis 2006 sur demande des intéressés - ainsi que 11 928 pensions militaires de retraite (et 20 496 ayant cause) ;  22 pensions civiles de retraite  (et 364 ayant cause). L’institution alors dirigée par Philippe Seguin s’était prononcée en faveur du rétablissement complet de l’égalité compte tenu du fait que « la cristallisation a été source d’une double inégalité de traitement : entre Français et ressortissants des territoires devenus indépendants, entre les ressortissants de ces différents territoires du fait de dates de cristallisation différentes » et du coût désormais relativement réduit d’une telle mesure (152 millions d’euros ; dont 94 millions pour la seule décristallisation des pensions du Maghreb concernées par l’accord euro-méditerranéen - qui s’imposait avant même la décision du CC). Dans ce rapport la Cour précisait qu’environ un millier de ces pensionnés résident en France et que l’administration a, sans base légale, d’ores et déjà aligné d’office « quelques centaines de pensionnés étrangers résidant en France » depuis août 2009 alors qu’ils avaient liquidé leur pension à l’étranger (Cour des comptes, « La décristallisation des pensions des anciens combattants issus de territoires anciennement sous la souveraineté française : une égalité de traitement trop longtemps retardée », 2010, pp.564-565).

Ainsi, si le législateur se contente d’appliquer la décision du Conseil constitutionnel, un sergent continuera à toucher s’il réside à l’étranger 643 € s’il est marocain ; 2 681 € s’il est Sénégalais et 3279 € s’il est Djiboutien contre 7 512 € annuels pour un Français.

Il est donc hasardeux de s’écrier, à la seule lecture de la décision du Conseil constitutionnel, que c’est « la fin d’une injustice criante ».

Notons que le secrétaire d’Etat aux anciens combattants, Hubert Falco, a annoncé qu’il rédigerait « de nouvelles dispositions législatives» et qu’il évalue à « quelque 30 000 » les personnes concernées, sans préciser combien résident en France.

On peut craindre que les intéressés déchantent de nouveau à la fin de l’année et que la décision du 28 mai 2010 ne constitue qu’un enième épisode et rebondissement du long feuilleton cinquantenaire de la cristallisation - sauf à ce que le législateur prenne l’initiative de mettre complément fin à cette injustice en allant plus loin que ne l’exige la décision du Conseil constitutionnel.

nouvelle-image.1275315323.jpgMaître Arnaud Lyon-Caen, avocat de M et Mme Labanne devant les 11 membres du Conseil constitutionnel. A gauche, M. Girardot, conseiller d’Etat et représentant du Premier ministre dans cette affaire

Conseil constitutionnel n° 2010-1 QPC , 28 mai 2010 consorts Labane

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  • voir le dossier de CPDH sur la cristallisation 
  • Vincent Schneegans, “Monsieur C., indigène, attend « la dette éternelle de la France »”, Rue 89, 28/05/2010 | 17H33
  • “Le Conseil constitutionnel abroge l’inégalité des pensions militaires“, La Croix, 30/05/2010 16:52
  • “Une révolution démocratique et symbolique”, LEMONDE, edito, 29.05.10 | 13h45
  • Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel, “Je veux que la procédure de question prioritaire de constitutionnalité fonctionne rapidement” , LEMONDE pour Le Monde.fr | 28.05.10 | 14h18
  • Hervé ASQUIN, “Vers un alignement des pensions de tous les anciens combattants résidant à l’étranger “, AFP, 28 mai 2010
  • “Pensions des anciens combattants : Le FN salue la décision du Conseil Constitutionnel”, FN, 30 mai 2010

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