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Le mythe de la dispersion des chars français en 1940

Publié le 31 mai 2010 par Jean-Philippe Immarigeon

Je reviens sur un point important de ma Diagonale de la défaite (pages 95 et suivantes) qui fait débat : celui du nombre de chars français endivisionnés en 1940. Je m’immisce là dans un sujet qui relève depuis 70 ans du mythe inattaquable, la prétendue dispersion de nos blindés. Or c’est à partir de ce parti-pris que les grandes théories culpabilisatrices directement inspirées de l’acte d’accusation du procès de Riom continuent de prospérer, celles qu’on retrouve dans la presse grand-public sans contradiction, et de manière revendiquée chez l’historien du dimanche Claude Quétel ou l’académicien de gare Max Gallo.

Premier point : aucune règle ne fixe un nombre minimum de chars en-dessous duquel il serait légitime de négliger la structure qui les intègre. Ou alors il faut commencer par discuter l’intérêt de telle ou telle structure, et si une puissance minimale est fixée comme norme, stipendier les unités légères, les commandos, le format « 1.500 » de l’Union Européenne, etc. Ainsi, si les divisions mixtes que sont les DLC ne trouvent pas à s’employer dans une bataille d’arrêt des Ardennes par manque de puissance, il n’empêche que l’idée de grouper blindés rapides et cavaliers sera reprise par les Soviétiques, sur une tout autre échelle il est vrai, et que nos DLC faisaient d’excellents instruments de reconnaissance armée et d’infiltration.

Il semble pourtant que sur cette question de l’importance de nos structures blindées, le format de Gaulle de Vers l’armée de métier, que l’on sait pourtant impraticable, reste un horizon idéal à tous ceux qui écrivent sur la faillite des chars français sans s’être jamais penché sur le sujet. Dans le même ordre d’erreurs, l’idée d’Estienne reprise par de Gaulle de l’utilisation des divisions blindées pour la rupture d’un front perdure, alors qu’à de rarissimes exceptions les divisions blindées ont toujours été utilisées pour le contournement ou l’infiltration, de Sedan en 1940 à Suez en 1973 en passant par Strasbourg en 1944. C’est triste à dire, mais il le faut bien pour éviter les contresens et surtout comprendre que nos anciens des années trente n’étaient pas tous lobotomisés : les objections notamment de Pétain et Chauvineau sur la défense anti-chars étaient non seulement pertinentes, elles se sont révélés exactes. De Gaulle s’en est douloureusement aperçu devant Abbeville, les Allemands l’ont encore vérifié en 1943 à Koursk. S’imaginer que plus une division blindée ou motorisée est lourde et plus elle est efficace est donc un lubie, mais une lubie tenace qui sous-tend toutes les âneries qu’on peut encore lire sur la querelle de chars français des années trente.

Second point, concernant le décompte de nos blindés de combat endivisionnés. Je ne reviens pas sur l’absurdité, déjà dénoncée par Daladier à Riom et qu’il a fallu un demi-siècle aux historiens étrangers pour rectifier, de compatibiliser pour les Allemands les PzKpfw I qui sont des automitrailleuses à chenilles, et d’exclure nos AMR 33 et 35 pourtant endivisionnées, et surtout nos AMD 35 et 38 (Panhard 178) qu’on continue d’appeler automitrailleuses alors qu’elles étaient de véritables roues-canons avant l’heure (les Allemands recyclèrent d’ailleurs immédiatement toutes leurs prises de guerre).

Panhard-AMD_01 et B1-bis

Aussi les ai-je comptées dans La Diagonale aux 3 DLM et 4 DCR, ce qui en ajoutant ces deux engins aux S-35, B1-bis et autres D-2, donne un total théorique nominal de 1.650 blindés en divisions.

Avec pour les DLM, la masse de manœuvre de 90 S-35 ci-dessous :

Division Légère Mécanisée

et pour les DCR, la force de frappe de 70 B1-bis ci-après :

Division Cuirassée (de Réserve)

Et en indiquant qu’au fur et à mesure du remplacement dans ces deux divisions des H-39 qui s’y adjoignent, le nombre représenté devait être doublé à l’horizon de l’hiver 1941. A cette date, les DLM auraient été équipées intégralement de S-35 ou 40 (180 par division) et les DCR de B1-bis (140 par division).

Je veux bien que nos divisions n’aient pas été assez puissantes, mais qu’on s’imagine un instant ces masses en mouvement, à l’image de cette simulation fantasmatique qui représente la charge idéalisée d'une quarantaine de S-25, soit la moitié du potentiel d’une DLM de mai 1940 :

Comme j’ai indiqué que les DLC comme les GR (DI et CA) représentaient des structures intéressantes parce que c’est précisément dans cet emploi d’infiltration et non dans des batailles de front que les Allemands utilisèrent leurs blindés, je propose de rajouter à mon décompte de 1.650 blindés au moins ceux des 5 DLC, soit 50 pour chacune, ce qui porte à 1.900 le nombre de blindés français endivisionnés dans des unités de guerre de mouvement – et même 2.000 si j’y rajoute le Groupement Langle de Carry, reste de la « cannibalisation » de la 4ème DLM première manière par la 4ème DCR du colonel de Gaulle, et un bataillon de H-39 que j’avais omis pour cette dernière car intégré très tardivement le 25 mai.

Le reste, le millier de chars dits d’infanterie, essentiellement des R-35, qui constituent les fameux 40 et quelques bataillons de 45 chars, n’a strictement aucun intérêt militaire dans ce cadre, et ne devrait d’ailleurs avoir aucun intérêt historique. Ils sont pourtant la caution aveuglante de tous les néopétainistes et autres déclinistes qui se félicitent de la raclée infligée à la Grande Nation en 1940 en punition de ses péchés (ceux déjà cités, et puis les Baverez, feu-Marseille, Madelin et autres Sarko Boys). Relevons d’ailleurs que ces bataillons n’étaient pas « dispersés » mais que l’idée était d’en affecter un à chaque division d’infanterie d’active et de catégorie A, puis, au fur et à mesure que les H-35 puis les H-39 auraient été récupérés au rythme de la dotation complémentaire des DLM en S-35 puis S-40, et des DCR en B1-bis, à chaque division « de surface » (pour les distinguer des divisions de forteresse et alpines), soit l’objectif de 80 bataillons fixé à demi-mot par la conférence sur les chars de décembre 1939. Chaque division aurait donc été constituée selon une structure ternaire infanterie-canons-chars. Très exactement la structure adoptée ensuite par l’armée américaine (où il faut rappeler l’existence en 1944 de bataillons de chars indépendants à usage de soutien de l’infanterie, comme le faisaient également les Britanniques qui avaient même dissous une partie de leurs Armoured Division pour cela).

Troisième point, et pour revenir un peu en arrière, c’est toujours l’idée d’une intégration de l’ensemble de l’arme blindée, héritée de la vision de l’armée de métier selon Charles de Gaulle, qui continue à imposer son cadre de pensée. Les divisions blindées françaises auraient dû manœuvrer en bloc, puisqu’après tout elles étaient intégrées dans la manœuvre générale de la bataille conduite chère aux modélisateurs du GQG de 1940 (et du Pentagone de 2010). Or les Allemands firent exactement l’inverse : la disjonction. Je ne reviens pas sur le fondement stratégique parce qu’idéologique de ce choix qui date du début des années 20 (voir La Diagonale de la défaite).

Ainsi, même si la PzrDiv et le PzrKrp présentaient l’intérêt d’une coordination des moyens, sur le terrain, les blindés allemands ne furent ni moins utilisés par petits paquets que les chars français. Il ne faut pas encore une fois se laisser impressionner par ces images de propagande allemande, même si elles ne sont pas toutes tirées de la reconstitution de septembre 1940 : les immenses champs recouverts de panzers ont été une réalité, mais rarissimes, dans aucune des batailles à l’exception du choc des premiers jours en Belgique des deux DLMs du Corps de cavalerie avec un PzrKrp, on n’a vu à la manœuvre en même temps plus d’une cinquantaine de chars allemands. Dans les faits, ce sont même des petits groupes de side-cars et d’automitrailleuses qui s’infiltrèrent, les chars n’arrivant qu’ensuite et à l’échelle du bataillon. Simplement l’effet de perspective en reste différent aujourd’hui encore : parce que les opérations d’infiltration allemandes ne peuvent s’effectuer qu’en file indienne sur les routes, et malgré les poncifs sur les divisions allemandes manœuvrant en bloc comme un banc de poisson ou un vol d’étourneaux, rien ne choque. Mais étrangement, parce que la bataille d’arrêt « à la française » imposait un engagement massif et une coordination générale qui ne furent jamais réalisés, les engagements épars de nos blindés sont dénoncés depuis 70 ans.

Il n’empêche : même une quarantaine seulement de B1-bis ou de S-35 en progression, c’est déjà « du brutal », pour citer une réplique culte.

C’est pourquoi Vichy, comme l’écrit Robert Paxton, a bien gagné la bataille de la mémoire, et imposé sa mémoire de cette bataille.

Jean-Philippe Immarigeon © mai 2010

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