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Mythologies modernes : la MILF

Publié le 01 juin 2010 par Thebadcamels

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Quelques mois avant sa disparition en octobre 2009, Claude Lévi-Strauss recevait les Bad Camels dans son appartement parisien.


Nous étions émus à l’idée de rencontrer l’auteur des Structures élémentaires de la parenté. À peine le seuil de la porte franchi, l’homme / notre hôte prit notre caban pour l’accrocher au portemanteau avec cette humble courtoisie considérée par les sots comme surannée. Il n’était pas surprenant qu’il fît preuve à notre égard d’un si haut degré de raffinement dans ses politesses : cet homme avait consacré sa vie à étudier sous toutes ses coutures l’éventail des possibles que peut revêtir l’acte social ; son geste n’était que la démonstration la plus simple de sa parfaite maîtrise du sujet. Nous étions effrayés à l’idée de troubler sa quiétude, notre cardigan n’étant qu’une armure bien frêle face à ce géant de la pensée. Lorsque nous passâmes dans son cabinet de travail, dévisagés avec mépris par des objets exotiques et des centaines d’ouvrages dont la lecture aurait certainement nécessité plusieurs vies, des frissons, symptôme d’écrasement intellectuel, parcoururent frénétiquement notre échine.
Publier cet entretien nous posa quelques difficultés. Il nous semblait indécent, pour ne pas dire déplacé, de le faire sans respecter un silence pour honorer sa mémoire. Nous ne voulions pas unir nos chants à la frénésie médiatique toujours prompte à célébrer un génie disparu sans pourtant ne l’avoir jamais compris et parfois même lu. Un deuxième aspect plus problématique tient au sujet de l’entretien en lui-même : la Milf, acronyme pour Mother I’d Like to Fuck. Claude Lévi-Strauss eut une intuition géniale mais il n’a jamais voulu s’aventurer à l’exposer publiquement pour ne pas jeter le discrédit sur l’ensemble de son œuvre. Nous l’avons écouté religieusement et nous sommes sortis assommés devant la puissance du nouveau coup de maître de l’homme. À la manière d’un Michelet traversant avec agilité les siècles obscurs pour faire renaître la Sorcière dans un sabbat intellectuel endiablé, M. Lévi-Strauss avait déployé toute la puissance de son verbe pour nous démontrer que la Milf était la pierre angulaire de la littérature européenne depuis des siècles.
The Bad Camels : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à ce sujet ?
Claude Lévi-Strauss : Le hasard, bien souvent, nous prend par la main pour nous mener dans une direction inattendue. Au moment de la mort de Roland Barthes, tragiquement fauché par la camionnette d'une entreprise de blanchissage alors qu'il se rendait au Collège de France en 1980, on m’a demandé de mettre de l’ordre dans son bureau. L’idée de pénétrer dans l’intimité de mon collègue décédé était gênante, mais je l’ai fait pour honorer sa mémoire. Je suis alors tombé sur un feuillet de notes des Fragments d’un discours amoureux avec cette inscription sibylline qui frappa mon esprit : « J’ai trouvé la solution : M.I.L.F.. La marge est ici trop étroite pour une explication. ». Je ne saisis pas immédiatement toute la portée de cette phrase, mais elle impressionna fortement mon esprit et je décidai alors d’orienter ma réflexion et mes investigations dans cette direction. Il m’a fallu plusieurs années pour réussir à sculpter avec précision les contours de cette idée…

Mythologies modernes : la MILF

crédit photo : streetslashphoto

TBC : Qu’est-ce qu’une Milf ?
CLS : Le plébain vous répondrait certainement que c’est une mère de famille ayant conservé la puissance érotique de sa jeunesse. Cependant, il est extrêmement difficile de la définir précisément. Même le célèbre observateur de l’imagerie érotique contemporaine, M. de la Courle, a échoué. Il affirme en effet dans son dernier ouvrage qu’il n’existe plus que deux types d’idéaux sexuels aujourd’hui : la Teen, jeune femme arborant des couettes, et la Milf, ou toute autre femme attirante. Cette définition moderne nous fait prendre conscience de ce qu’est vraiment la Milf : un continent dont nous sommes encore loin d’avoir tracé précisément la carte.
TBC : Comment la caractériser et pourquoi lui accorder tant d’importance ?
CLS : Elle me semble être un de ces objets célestes dont très peu de monde a perçu la place qu’elle occupe. Pour vous faire saisir ma pensée, je vais vous donner une image. La Milf, c’est le noyau d’un élément physique instable autour duquel gravitent trois électrons : le mari, l’enfant et l’amant.
TBC : Qu’entendez-vous par élément physique instable ?
CLS : Disons simplement que le produit de l’interaction de la Milf avec les éléments du triptyque précédent (mari-enfant-amant) est une particule par nature instable, une sorte d’atome radioactif se désintégrant avec le temps. La Milf est au centre d’un triangle dont les différents éléments ne peuvent coexister ensemble. La gravité existe, c’est le mariage. Seulement, nous savons qu’à très petite distance, c’est la force électromagnétique qui prend le dessus ; cette force, c’est l’ennui et l’insatisfaction chronique de la Milf pour un quotidien qui la déçoit profondément.
Si elle cherche à s’aventurer trop loin, la force gravitationnelle du mariage reprend alors toute sa puissance avec les pesanteurs sociales soulevées par le non-respect des convenances et la violation d’une institution religieuse. Il y a donc une oscillation constante entre ces trois pôles qui crée des frictions. Nous avons alors un dégagement d’énergie et de chaleurs qui produit la matière romanesque nécessaire à l’écriture du roman.
TBC : Cette idée jette un éclairage nouveau sur la littérature européenne...
CLS : L’idée vous semble à première vue absurde, n’est-ce pas ? Je pars de ce postulat pour observer la place qu’elle occupe dans notre société, envisagée comme un système de valeurs. Je peux me tromper, mais il est évident qu’un grand nombre de romans de la littérature européenne utilisent le ressort dramatique de la Milf pour point de départ. Aussi loin que nous remontons dans le passé avec le personnage de Pénélope dans l’Odyssée ou de Sarah dans la bible, nous trouvons la trace d’une Milf. Celles-ci inspireront nombre de récits durant les siècles mais elles connaîtront leur apogée au XIXe siècle. Les romans éponymes que sont Anna Karénine ou Madame Bovary sont sans aucun doute le sommet du règne sans partage de la Milf sur la littérature européenne.
TBC : La littérature européenne contemporaine semble pourtant ne pas accorder une place particulièrement importante à la Milf.
CLS : Vous avez parfaitement raison. On peut même dire que la dégénérescence du concept de Milf a précipité avec elle la littérature européenne. Céline a très bien senti tout cela. Le désespoir de Bardamu, c’est le cri d’un homme qui comprend à mesure que son existence avance qu’il ne trouvera jamais sa Milf. On pouvait déjà en pressentir les premiers signes chez Proust avec son Albertine disparue.
TBC : Pourquoi dites-vous que Céline a très bien senti tout cela ?
CLS : [il se lève pour chercher un magnifique cahier de notes en cuir souple vert]
Je me permets de citer une lettre qu’il écrit le 22 janvier 1948 à Ernst Bendz. Je vous prie d’excuser ce langage grossier, mais il est crucial d’aller au bout de ce raisonnement :
« Gide est un notaire – je crois un excellent critique – mais tout de prose – aucune transe chez lui si ce n’est à la vue des fesses du petit bédouin. La belle histoire ! Sa chance a été que l’adultère n’intéresse plus personne. Qu’Emma Bovary se fasse enfiler en fiacre par Léon, cela n’intéresse plus cent lecteurs. Léon, à présent, doit se faire enculer au moins par deux débardeurs jaloux dans les bas quartiers de Rouen. Et cet intérêt sera bref. On attend le grand romancier de la Partouze – "Vous avez juré de ne pas éjaculer dans ma femme, Monsieur !" Tel sera le Porto-Riche de demain. »
TBC : Le romancier de la Partouze, en sommes-nous arrivés là ?
CLS : Même si ma profession devrait m’interdire de porter des jugements de valeur, j’en ai bien peur malheureusement. Cet écrivain de la « Partouze » s’incarne parfaitement chez M. Houellebecq. Il décrit cet univers moderne avec lucidité et désenchantement. Un monde glauque et sans couleur où la Milf, jadis moteur du genre romanesque, pour reprendre votre expression, ne fait ici que prendre des coups de pistons et n’est plus que l’ombre d’elle-même. Il faut noter d’ailleurs le titre de son ouvrage le plus connu : Les particules élémentaires. Il y dissèque au scalpel cette implosion du triptyque autour de la Milf. L’adjectif « élémentaires » évoque le magma informe de la soupe primitive de l’univers avant même que les particules ne puissent s’agréger. C’est dans cette perspective que je considère cette évolution comme une régression. Il marque l’isolement des individus qui ne veulent plus s’envisager par rapport à une société qui les dépasse individuellement mais uniquement comme un électron libre sans attache. Ainsi, de nos jours, la Milf est ramenée au pur état d’objet sexuel. Elle échappe désormais à toute pesanteur sociale. Le mariage et l’enfant ne sont que des questions secondaires dans sa vie. Bref, le concept traditionnel de Milf ne tient plus. Je regrette d’ailleurs que le dernier livre de M. Houellebecq sur un futur apocalyptique d’être humain vivant isolément ne se soit pas appelé : L’impossibilité d’une MILF.
TBC : Qu’est-ce alors qu’être une Milf aujourd’hui ?
CLS : La Milf actuelle n’est plus romanesque, elle appartient désormais au domaine de l’image. Elle a totalement investi le domaine cinématographique depuis les années 1970 et 1980… Qu’il est plaisant d’ailleurs aujourd’hui de repenser à mon innocent émoi lorsque je découvrais pour la première fois Mrs Robinson et Dorothy Vallens. Les films contemporains, commerciaux ou indépendants, ne tirent plus leur inspiration que d’elle.
Omniprésente à partir de 1990, elle a affolé la génération Y, élevée aux mauvaises comédies américaines et aux Mini-Discs gavés de sons de jeunes groupes punks. La fin des années 1990 et l’acceptation généralisée du statut de divorcée permettra même à la Milf de muter. Certaines d’entre elles, très sûrement transportées par les lectures d’Epicure et d’Onan, iront jusqu’à passer du statut de proie du désir à celui de prédatrice à la recherche de jeune chair. Ces femmes, ou Cougars, comme on les appelle plus communément, s’émanciperont pleinement durant les années 2000, et il est donc tout à fait naturel de les voir prendre de plus en plus pleinement possession du médium audiovisuel. Ces Cougars mériteraient à elles-seules que l’on s’y intéresse, et l’idée d’une étude consacrée à ce phénomène est loin de me déplaire…
TBC : Vous pensez donc que cette mutation du statut de la Milf est le fait contemporain le plus marquant ?
CLS : Non, bien évidemment que non. Le changement de statut de la Milf a connu son tournant le plus important avec l’accession à la sphère politique de la Milf. Objet de désir universel, dominatrice des médias, c’est une évolution certes naturelle mais extrêmement significative de notre époque. Les Merkel et autres Bachelot sont des dinosaures de la politique ; ce que le peuple demande aujourd’hui, ce sont des Royal, des Kirchner, des Palin… La plèbe demande des êtres maternels et désirables à la tête de l’Etat. En ces temps de dérive capitalistique, nous avons tous besoin de nous raccrocher à la mamelle nourricière étatique… Bref, jamais les Milf n’ont été aussi puissantes et jamais elles n’avaient eu une telle main-mise sur l’imaginaire collectif. Les gens sont aujourd’hui totalement assujettis par ces désirs incestueux, ce désir de rombières callipyges qui rongèrent ce cher Sigmund toute sa vie. Woody Allen, Roman Polanski ou ce saltimbanque de Beigbedder sont de vieux shnoks d’une autre époque, des fossiles libidineux d’une autre ère ; regardez comme ils s’excitent à la vue de jeunes teens, c’est pathétique. Arthur Miller avait du panache à son époque, mais à la notre, quelle place reste-t-il pour les teens ? Aucune, si ce n’est chez les esprits débiles...
Enfin… J’aimerais, si vous me le permettez, terminer cet entretien ainsi : pour ce qu’elle a accompli depuis des siècles, pour ce qu’elle accomplira dans les siècles à venir, et parce qu’elle, mieux que toutes les autres, définit l’Homme : vive la Milf !
Propos recueillis par Kerdef et son scribe MOLI.


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LES COMMENTAIRES (1)

Par  Mathb
posté le 08 novembre à 18:33
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