Une jeune fille était là, qui tenait devant elle un instrument énorme, d’une taille vraiment impressionnante. A la main, elle avait une espèce de grand bâton (il saurait bientôt que cela s’appelait un archet) qu’elle faisait glisser sur les cordes de ce qui ressemblait finalement à un grand violon. Il la voyait de profil et ne pouvait pas bien distinguer ses traits mais, du peu qu’il entrevoyait, il en déduisit qu’elle était belle, incroyablement belle. Quant à ce qu’elle jouait, c’était tout simplement divin. Jamais il n’avait entendu quelque chose d’aussi beau. Tout ce qu’on écoutait, chez lui, autrefois, c’était la radio, laquelle diffusait les chansons à la mode du moment, quelques-unes en français et la plupart en anglais. Ici, c’était autre chose. Les sons s’envolaient dans les airs avec une élégance qu’il n’avait jamais rencontrée nulle part. Les notes se suivaient, lentes et espacées, presque mélancoliques, puis subitement elles s’accéléraient et formaient entre elles une harmonie parfaite. Là, au milieu des bois, dans cet endroit sauvage, la musique s’élevait, envoûtante, sublime. Dans sa tête, cela faisait comme de grands cercles concentriques et, sans trop savoir pourquoi, il pensa aux buses et aux éperviers qui, dans l’immensité du ciel bleu, faisaient eux aussi des mouvements circulaires, incompréhensibles mais très beaux. De plus, la mélodie qui se dégageait des notes appelait une suite, qu’il devinait pour ainsi dire avant que l’instrument ne la révélât. Du coup, quand la main de la jeune fille, avec son étrange bâton, se mettait à produire ces sons, il ressentait comme un frisson dans tout sans être, sans trop savoir, d’ailleurs, si ce frisson était provoqué par l’harmonie de la mélodie, qu’il attendait inconsciemment, ou bien par la beauté et l’élégance de cette main, si belle et si fine. Car cette main l’obsédait et il ne parvenait pas à détacher le regard de ces doigts longs et fins, aux ongles délicats. Il regarda sa propre main et la trouva ridicule. Elle était courte et large, avec des doigts solides, mais petits et trapus. Là-bas, chez cette fille, c’était tout autre chose. Il y avait une élégance naturelle dans la manière dont les doigts se mouvaient avec agilité en tenant ce mystérieux bâton qui produisait des sons si beaux. En plus, la musicienne avait la peau bronzée par le soleil, ce qui accroissait son charme. Il aurait voulu observer son regard, mais une mèche de cheveux noirs pendait sur le côté, cachant les yeux de la belle inconnue, et comme il la voyait de profil, il ne pouvait rien distinguer.
Il resta là une bonne demi-heure, à écouter et à regarder. Toujours dissimulé derrière une touffe de buissons, on ne pouvait remarquer sa présence. Tout en continuant à écouter cette musique envoûtante, il se dit que c’était quand même bien étrange d’assister à un tel spectacle pour ainsi dire au milieu des bois. Il y avait là quelque chose d’absolument insolite, c’était le moins que l’on pût dire. Et que faisait cette adolescente, seule, en cet endroit ? D’où venait-elle ? Comment faisait-elle pour apporter son énorme instrument en un lieu aussi reculé ? Et puis, surtout, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Quinze ans, seize ans ? Il n’avait aucune réponse à ses questions, ce qui le désespérait.
A la fin, la jeune musicienne arrêta de jouer. Elle regarda la nature autour d’elle et il sembla à l’enfant qu’elle soupirait. Puis elle rangea son instrument dans une housse protectrice et l’emporta tant bien que mal à travers la clairière. Il aurait voulu l’aider, tant il était évident que cela lui demandait un effort certain, supérieur à ses forces, mais il ne pouvait pas se montrer. Qu’aurait-elle dit, en découvrant sa présence ? Elle aurait compris qu’il l’observait et aurait pris peur ou même se serait fâchée. Inconsciemment, il savait qu’il devait se montrer discret s’il voulait la revoir. Or il voulait la revoir, cela, c’était une évidence. Il ne souhaitait même qu’une chose, c’était d’écouter à nouveau cette musique sublime et puis surtout de pouvoir enfin découvrir le visage de cette fille inconnue, aux mains si gracieuses. Pendant qu’il se faisait ces réflexions, celle-ci avait atteint l’autre extrémité de la clairière et l’instant d’après, elle avait disparu. Un grand vide et un grand silence se firent dans le cœur de l’enfant. C’est à contrecœur qu’il rentra chez lui, mais qu’aurait-il encore pu faire, seul au milieu des bois ? Ses jeux habituels lui parurent soudain sans intérêt et une grande marche à travers les fourrés ne le tentait vraiment pas. Sa mère et Pauline furent très étonnées de le voir rentrer aussi tôt. Il semblait étrange, comme ailleurs. Elles se regardèrent intriguées, mais n’osèrent pas lui poser de questions.
Le lendemain, à peine la dernière miette du déjeuner avalée, il s’enfuit vers les bois, sans même débarrasser la table comme il le faisait d’habitude. Sa sœur eut beau protester haut et fort, il ne se retourna même pas, se contentant d’un vague geste avec le bras, qu’on pouvait interpréter de bien des façons. Il n’était pas quatorze heures quand il arriva à la clairière. La jeune fille était là, qui jouait comme la veille. Le problème, c’est qu’elle lui tournait complètement le dos, alors, en rampant dans les fourrés, en se contorsionnant comme un ver de terre, en s’aplatissant comme un chat aux aguets, il parvint à atteindre le tronc d’un gros arbre derrière lequel il se cacha. De son nouvel observatoire, il put enfin voir le visage de la musicienne. Il en resta figé sur place, tant celui-ci lui parut beau. Cette fille était vraiment extraordinaire et il se sentit tout troublé. Sans bien comprendre ce qui se passait en lui, il réalisa néanmoins qu’une transformation s’était opérée. Jamais, au grand jamais, il n’avait manifesté le moindre intérêt pour une personne du sexe opposé. Il y avait bien sa sœur, certes, mais bon, c’était sa sœur, c’était différent. Il l’aimait, Pauline, cela, oui, et il l’aurait protégée et défendue contre tous. Mais ici, c’était autre chose qui se passait. Ce qui le troublait, chez la musicienne, outre sa dextérité à faire sortir de cet étrange instrument des sons quasi divins, c’était sa beauté, sa grâce, en un mot, sa féminité. Il avait envie de la voir de plus près, mais c’était impossible car elle aurait alors remarqué sa présence.
Il resta donc là pendant une bonne heure, à observer la jeune fille. Il remarqua qu’elle avait un air pensif, un peu triste, un peu rêveur et cela l’émut fortement. Il grava aussi dans sa mémoire ses traits réguliers et se demanda mille fois où elle pouvait bien habiter. A la fin, comme la veille, elle rangea son instrument et s’achemina vers l’extrémité de la clairière. Il la suivit de loin, en restant à l’abri des arbres et sans jamais se montrer à découvert. Évidemment, il lui fallut un certain temps pour progresser de la sorte, si bien qu’elle disparut bientôt de son champ de vision. Il traversa donc la clairière en courant, afin de ne pas la perdre de vue, mais quand il arriva à l’endroit où elle avait disparu, il n’y avait plus personne. Comme un fantôme, elle semblait s’être volatilisée. Il rebroussa donc chemin, tout dépité d’avoir échoué dans ses investigations, mais se promettant bien de revenir le jour suivant. Il rentra donc à la maison, en flânant un peu, tout en se demandant une nouvelle fois ce qui lui arrivait. Pourquoi cette fille le troublait-elle ainsi ? C’était une chose qui ne lui était jamais arrivée et il sentait confusément qu’une ère nouvelle s’ouvrait devant lui.
Le surlendemain, il était à son poste avec une heure d’avance et il se mit à attendre patiemment. Une heure passa, puis deux, puis trois. La clairière, malheureusement, restait désespérément vide. Il faisait chaud, orageux même, et il est bien possible qu’il s’endormît un peu. A la fin, le soleil rougeoyait déjà à l’horizon quand il se décida à quitter les lieux, la mort dans l’âme. La belle inconnue n’était pas venue… Il en était tout triste. Il quitta à regret son poste d’observation et reprit le chemin de la maison. C’était une journée de perdue. Que ferait-il demain ? Allait-il revenir une nouvelle fois ? Bien sûr qu’il allait revenir ! Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Mais si elle était de nouveau absente ? A cette seule hypothèse, son cœur se serra. Il marchait ainsi distraitement dans un petit sentier, tout occupé par ses pensées, quand il aperçut au loin une silhouette. Holà ! Instinctivement, il plongea dans un fourré, pressentant un danger. En effet, ce n’était pas la musicienne qui s’avançait là, malheureusement, mais un homme avec un fusil, d’après ce qu’il avait pu distinguer ! Il rampa sous les ronciers, bloqua sa respiration et resta immobile. S’il avait pu être une des taupes que Pauline pourchassait, il est évident qu’il aurait disparu dans le sol. On approchait et des pas lourds se faisaient entendre. C’était donc bien un homme. Impossible de lever la tête et de regarder, c’eût été de l’inconscience ! Au contraire, il ferma les yeux et resta aussi immobile qu’un tronc d’arbre. L’inconnu passa donc à cinquante centimètres de lui sans même le remarquer. Une fois qu’il se fut éloigné, l’enfant risqua un œil à travers les feuilles. Il sursauta aussitôt car sans en être tout à fait certain, il lui sembla reconnaître, à son allure, le chasseur de sangliers qui avait agressé sa mère et dont il s’était débarrassé de belle manière.