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Les nouveaux songes de Jacques Attali

Publié le 02 juin 2010 par Copeau @Contrepoints
Les nouveaux songes de Jacques Attali

On se souvient que la Commission pour la libération de la croissance française, dont la présidence avait été confiée par Nicolas Sarkozy à l'ancien conseiller de François Mitterrand, Jacques Attali, avait publié, début 2008, 300 décisions « pour changer la France ». (En réalité, 316). Deux ans plus tard, Bercy présente le bilan et il paraîtrait que deux mesures sur trois ont déjà été mises en œuvre. La France aurait-elle changé à ce point ? Il est nécessaire d'en avoir le cœur net, au moment où la commission est réactivée pour plancher sur la « sortie de crise ». Attali II : un nouveau songe ?

Il y a mise en œuvre et mise en œuvre

Nous avions commenté ce rapport, dans lequel il y avait du bon et du moins bon, du libéral et de l'étatique ou de l'utopique. Mais il y avait aussi tout ce qui ne figurait pas dans le rapport et qui avait été prudemment écarté. Rien, ou rien de sérieux, sur l'assurance maladie et ses déficits, sur les retraites, sujets sans doute secondaires, rien sur le poids des prélèvements obligatoires, sur une vraie réforme fiscale, etc. Mais parlons de ce qui y figurait. Le ministère de l'économie a fait ses comptes : sur 316 mesures, 236 relevaient du champ économique. Le reste doit être en perdition dans divers ministères.

Pour les mesures économiques, on annonce que 162 (les 2/3, exactement 68,6%) ont été « mises en œuvre » : c'est du moins le titre des Echos. Une lecture plus attentive nous incite à la prudence. Il s'agit en fait de 2/3 des mesures qui ont « au moins fait l'objet d'un début de mise en œuvre ». Ce n'est pas tout à fait la même chose. Les services ont en effet donné des notes allant de 0 (aucune mesure prise) à 4 (mesure prise, reprenant totalement la décision). Comme le dit pudiquement Les Echos, « Le classement dans cette dernière catégorie n'est pas le plus fourni ».

De plus, certaines mesures « mises en œuvre » sont très discutables. La création de villes nouvelles et durables, par exemple, nous semble relever davantage de l'étatisme et de la mauvaise influence des Verts que du libéralisme. Certes, on a institué, comme le souhaitait la commission, une Autorité de la concurrence, dotée d'une plus grande autonomie que les organismes précédents. Mais cette Autorité se comporte comme les précédentes, car elle continue à se référer à la fausse définition de la concurrence donnée par les néoclassiques. Dans cette vue purement statique, le degré de concurrence s'apprécie uniquement en fonction du nombre d'entreprises de sorte que toute concentration est condamnée comme anti-concurrentielle, alors que la définition rigoureuse (autrichienne) de la concurrence en fait un processus de découverte qui dépend seulement de l'ouverture du marché.

Un peu de libéralisme et beaucoup d'étatisme

On peut saluer la modification de certaines règles dans la distribution, allant dans le sens d'une plus grande concurrence et de la liberté tarifaire, ou encore la création du statut d'autoentrepreneur, ou un peu plus de libertés accordées aux universités. Mais dans ce dernier cas, même si elles peuvent un peu plus recourir à des financements privés, on est encore dans les mesures homéopathiques, puisque les universités « autonomes », n'ont pas le droit de choisir leurs étudiants, ni de fixer librement leurs tarifs.

Quant au grand emprunt, Attali se félicite de cette décision, qui va permettre de financer quelques-uns de ses projets. Parler de la bonne idée d'un grand emprunt aujourd'hui nous fait penser à ce que Jacques Rueff disait des « plans d'irrigation pendant le déluge ». Comment peut-on se vanter d'un emprunt de plus alors que les déficits publics et l'endettement de l'Etat sont la cause de la crise européenne ? Ne parlons pas de la généralisation des agences régionales de santé, qui vont achever de tuer ce qui reste de liberté dans les professions de santé, ou de la création d'un fonds souverain à la française (véritable banque d'investissements publics), qui nous ramène à la grande époque de la Gosbank de Moscou et que l'on croyait être l'apanage des Etats totalitaire ou des pays vivant de la rente pétrolière…

Et les professions fermées ?

En fait, ce qui a été mis en œuvre a concerné tantôt les propositions les moins importantes, tantôt les propositions les plus suspectes et les plus étatiques. En revanche tout ce qui aurait pu développer la concurrence, la baisse des prix et l'emploi n'a été suivi d'aucune réforme. C'est notamment le cas de l'ouverture à la concurrence des professions. Ce point essentiel, était déjà au cœur du rapport Rueff-Armand en 1959, qui relevait comme l'un des obstacles majeurs à la croissance française la fermeture de nombreuses professions. En un demi-siècle rien n'a changé, tant le poids des lobbies est important. Le rapport Attali est revenu sur le sujet, mais réellement sur la pointe des pieds, puisque la plupart des professions concernées n'ont pas été citées.

Finalement la montagne a accouché d'une souris. Comme on le dit à Bercy, selon Les Echos, « Il y a eu quelques initiatives comme la suppression des avoués, mais la société française est relativement attachée à certaines réglementations ». La société a bon dos. Disons plutôt que les professionnels ne veulent pas de la concurrence chez eux : à peine le rapport Attali déposé, les chauffeurs de taxis étaient en grève et barraient les rues. Pas question de toucher à la fermeture d'une profession qui, à Paris, remonte à une loi de 1937. Pas plus qu'il n'est question de libéraliser l'installation des pharmacies (dont le nombre est strictement calculé par rapport à la population), ou la vente des cigarettes (réservée en France aux buralistes, eux-mêmes contingentés), ou la plupart des professions juridiques (celui qui a fait toutes les études voulues pour être notaire ne peut s'installer où il veut, le nombre de charges étant limité). Pas plus pour les coiffeurs, pourtant longuement cités dans les propositions Attali…

Faute de mise en œuvre on a la mise en scène

Si l'on analyse plus précisément le dossier des taxis, on peut voir quels sont les procédés et les arguments du conservatisme et du corporatisme qui caractérisent notre pays et vident le rapport Attali de toute substance. La situation des taxis a été bien retranscrite : un nombre limité (14300 à Paris), des tarifs strictement réglementés : donc ni liberté d'installation, ni liberté des prix, mais une vraie rente pour les bénéficiaires de licences qui se revendent 190 000 euros à Paris, 400 000 à Orly. Des milliers de demandes sont en attente et les clients eux aussi attendent en vain un taxi. Selon le rapport, pour les seuls taxis parisiens une libéralisation aurait permis de créer 35 000 à 45 000 emplois, tout en rendant un meilleur service aux clients. On aurait pu aussi créer des VPR (véhicules de petite remise) répondant à des formes nouvelles de la demande, avec liberté des tarifs. Il s‘agissait aussi de supprimer les restrictions territoriales et de fusionner taxis franciliens, parisiens et ceux des aéroports.

Deux ans plus tard, où en est-on ? Quelques manifestations de taxis ont calmé les ardeurs réformatrices. Il y a quelques jours, dans le cadre de l'examen du projet de loi Grenelle II, il était question d'une proposition adoptée en février en commission (contre l'avis du gouvernement) visant à supprimer le monopole des taxis parisiens sur la desserte de l'aéroport de Roissy. Ce n'était pas le big bang libéral. Mais c'était déjà trop. Après un débat animé, les députés ont rejeté la proposition et les taxis parisiens garderont leur monopole. Le ministre (Dominique Bussereau) avait décrit toutes les catastrophes qui se produiraient si le secteur était ouvert à la concurrence. Il ne faut pas lui en vouloir : il est dans la droite ligne de Colbert et des privilèges accordés aux manufactures royales. Le PS en rajoute pour dire qu'une libéralisation pénaliserait les chauffeurs de taxis. Personne ne s'est intéressé aux chauffeurs potentiels qui attendent une licence, ni aux clients, espèce inconnue à l'Assemblée nationale.

Cela n'a pas empêché notre président de confier une nouvelle mission à Jacques Attali et à sa Commission, portant sur la sortie de crise. Avant ce nouveau rapport, qui sera aussi sûrement mis en œuvre que le premier, Jacques Attali est déjà ravi : « Toutes les mesures relatives à la mobilité concurrentielle ont été mises en œuvre ». Ah, bon ! Toutes. Sans liberté des prix, sans liberté d'installation ? Toutes, sauf les taxis, les pharmaciens, les coiffeurs, les professions juridiques et bien d'autres. Etrange lecture. Cette fois, la commission va s'intéresser à la situation en 2020, pour les déficits, les retraites, la croissance, etc., avant de proposer des choix stratégiques. Il paraît que cela permettra ensuite « d'ouvrir le débat ».

Faute de mise en œuvre, on a toujours droit à la mise en scène. Jacques Attali est bien choisi pour jouer le rôle de l'illusionniste. Les Français, eux, attendront des temps plus heureux pour la libéralisation de la croissance.

Image : Jacques Attali (CC, Jagen)

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