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Hôtel(s)

Publié le 05 juin 2010 par Didier54 @Partages
Aujourd'hui, si vous le voulez bien, c'est en partie chez Helenablue que ça se passe. L'hôtel y est à l'honneur.
Plusieurs contributions de blogueurs inspirés par ce "thème" sont mises en ligne et je vous invite à en prendre connaissance.
Je vous dépose la mienne ci-dessous.
Pouvez déposer vos "pensées hôtel" si vous le souhaitez.
Ces lieux ne sont pas anodins.
Capter le silence
On ne voyait pas le visage de Camille. Jamais. On ne le voyait jamais. C’était son choix et elle s’en fichait pas mal de ce que l’on pourrait penser d’elle. A l’âge de seize ans, elle avait laissé ses cheveux pousser et ils formaient depuis comme une cascade, une forêt impénétrable, décourageante. Beaucoup pensaient qu’elle masquait une cicatrice. C’était en quelque sorte le cas.A vingt-sept ans, elle trimballait sa frange comme une seconde peau. Elle se sentait bien, à l’abri derrière cette savane. Elle n’avait pas manqué de noter, tout au long de ces années, que bien des efforts ne lui étaient plus nécessaires. Elle y avait pris goût. Un poil feignante côté relations humaines. Mais cela pouvait plaire et quelques hommes s’étaient laissés embarquer par des aventures qui ne ressemblaient à aucune autre. Quant aux importuns, ils passaient leur chemin, assez rapidement. Personne n’osait vraiment lui poser de questions. Cela lui convenait, elle qui n’aurait pas donné la moindre réponse. Elle lisait beaucoup et parlait donc peu. Internet fut pour elle une bénédiction. Elle y faisait ses courses, y rencontrait des gens. C’était suffisant. Elle écrivait la nuit.Dénicher ce boulot de gardienne de nuit à l'Hôtel Le Marteray lui allait comme un gant. Le Gers, elle ne connaissait pas. Elle était une enfant du bitume. Le pavé était son domaine. Elle avait flairé l’aubaine lorsque son oncle lui avait téléphoné pour lui parler de ce job. Elle venait d’être licenciée de la société d’autoroutes où elle s’occupait de la cabine de péage Croix de Fragne. Elle y serait remplacée par un automate. Il ne le savait pas.Elle s’était donc rendue près de Saramon, souriant presque des nombreux changements de gare en gare, elle ne pensait pas que ce fut toujours la France et que ce put être si compliqué. D’ailleurs, elle termina en taxi. Elle était heureuse de quitter le béton. Tout s’était finalement enchaîné assez vite. La remise des clés, les horaires, les billets. Elle n’avait pris que quelques vêtements et son ordinateur portable.Une immense allée bordée de peupliers, et l’arrivée. Un porche, et une immense bâtisse. Beaucoup de vert. Elle demanda au réceptionniste à rencontrer Cyril d’Estaque, le patron. Elle n’avait pas rendez-vous mais venait pour le poste de nuit. L’autre la regarda de travers, haussant presque les épaules, en donnant tout du moins l’impression.Le patron aussi avait tiqué lorsqu’elle débarqua mais il avait tout de suite apprécié l’autorité naturelle qui se dégageait d’elle. Elle n’était pas sans lui rappeler Manon, sa fille. Un je ne sais quoi. Mais il avait tellement eu cette sensation, croyant la voir en ville, sous les traits d’une cliente qu’il se passa la main dans les cheveux, lorsque lui revint en mémoire comme un boomerang ce soir, ce fameux soir où elle leur annonça qu’elle partait de la maison. Dé-fi-ni-ti-ve-ment. C’était onze ans auparavant. Ils ne l’avaient pas cru. Elle n’avait donné aucun signe de vie. Gendarmes et détectives s’étaient cassé les dents sur l’affaire.A la grande surprise de sa femme et des employés du Marteray, Cyril d’Estaque avait embauché Camille. Sur le champ. Ses références étaient impeccables. Vous avez de la chance, lui avait-il dit, comme s’il s’y connaissait en chance. Il se trouve que Victor m’a planté sans mot dire et que je suis extrêmement pressé. Vous pouvez commencer tout de suite ? Il avait regardé sa montre, elle lui avait dit pas de problème.Ils signèrent le contrat le lendemain. Elle avait juste exigé que soit mentionné noir sur blanc le fait que l’établissement ne lui imposerait rien en matière de look. Pas d’uniforme, pas de pression. Elle accepta en contrepartie de ne pas mâcher de chewing-gum pendant son travail. Ils étaient quittes.Cette vie décalée à rendre service aux clients s’installa et lui permettait, le jour, de s'adonner à sa passion. Loin des regards. Elle n’avait pas besoin de dormir beaucoup. Elle louait un des cabanons qui dépendait de l’hôtel. Situé de l’autre côté de l’étang, assez loin, tout près. Elle n’avait pas souhaité résider à l’hôtel moyennant retenue sur le salaire. Dans son dos, on l’appelait la vampire.En débarquant ici, elle pensait avoir échoué dans un trou. Mais l’Hôtel tournait bien. Très bien, même. Elle voyait des gens de toutes sortes y débarquer, y passer une nuit ou quelques jours. Beaucoup de gens. Le patron savait y faire. Une de ses devises, suscitant la grogne alentour, était de toujours dire oui et de se débrouiller ensuite. Ca générait parfois des situations compliquées. Mais ça passait. Toujours. Camille fit de même. Difficile, au début. C’était plutôt non son truc.Comme tout le monde, Rod fut surpris en découvrant Camille. Personne ne l'avait prévenu que cette étrange fille serait leur passe partout nocturne. Il l'avait vue débarquer lorsqu'elle prenait son service, troublé par le décalage entre le lieu et cette drôle de fille. Stéphan avait été clair : c'était cet hôtel et pas un autre. Musiciens, techniciens et lui seraient réunis pendant plusieurs mois. Comme une famille. Stéphan espérait que sa production en sortirait chargée d’un quelque chose de plus. Il entendait s’appuyer sur la créativité de Manu, Dominique, Pino, Richard, Sonny, Sophie, Guy. L’air de rien, ils seraient une quinzaine d’autant que quelques potes de Stéphan avaient promis de passer.Bon, ben, ils s’accommoderaient. Elle se disait exactement la même chose.Ils avaient réservé l'ensemble de l'étage. Laissant à la clientèle traditionnelle le rez-de-chaussée. Cyril D’Estaque leur avait proposé une dépendance, située non loin, dans le parc, il leur avait garanti qu’ils disposeraient des mêmes services mais Stéphan voulait une immersion. Il avait négocié que quelques travaux, d'insonorisation notamment, mais aussi de mise aux normes électriques soient réalisés. Il tenait à croiser des gens, à manger comme eux, à sentir le même temps. On va faire ça en bonne harmonie, avait souligné le patron, content de son jeu de mot que le chanteur et son entourage ne relevèrent même pas.On risque de faire un peu de bruit quand même, avait dit Rod, avant de revenir en éclaireur quelques jours plus tard pour que tout soit prêt le 31 mai. Ca laissait peu de jours. Cyril D’Estaque avait promis que tout serait ok et tout le fut. Les portes des chambres furent enlevées, un passage fut créé pour accéder directement dans le parc et un parking fut installé à proximité de l’escalier. Normalement, tout devait être bouclé en quatre mois. Ils avaient réservé pour six au cas où.Camille avait appris qu'un groupe de musiciens allait débarquer à l'hôtel et s'y installerait quelques temps. Le patron était content.Tout un étage réservé pour six mois, c’est du bon, du très très bon ! Il se frottait les mains. En plus, ça va nous changer un peu et qui sait donner des idées à d’autres ! Il ne pensait pas que les autres clients se mettraient à faire des disques mais plutôt que d’autres artistes se donneraient le mot pour faire de son établissement l’endroit idéal pour créer. Il se demanda s’il ne devrait pas investir et se promit d’en reparler à Stéphan un de ces quatre.Sa femme, ivre ce matin-là comme chaque matin, avait émis un sifflement railleur. Il avait réuni l'ensemble de l'équipe et tous écoutaient.Je vous préviens, c’est noté dans le contrat, nous ne devons parler à personne de leur présence ici. Je compte sur vous. A personne ! Je ne veux rien voir dans les journaux. Ca, c’est leur affaire. Chacun son métier.Pendant quelques semaines, ça promettait de l'ambiance. Certains ne voyaient pas cette aventure d'un bon œil, d'autres s'en réjouissaient. Camille ne sourcilla pas quand on l’informa que pour elle, sans doute, il y aurait plus de travail. Les artistes… avait précisé Cyril.Le quotidien reprit vite ses droits et ses devoirs. L’hôtel était plein. Il fallait satisfaire tout ce beau monde.Un soir, Rod demanda à voir Camille. Ils firent le tour. Le reste du personnel y avait eu droit plus tôt dans la journée. Les musiciens devaient débarquer le lendemain. Elle monta et ne reconnut pas les lieux. Partout des instruments, même des anciens. Elle repéra une harpe. Partout aussi des câbles, y compris dans les toilettes. Rod était gêné de ne savoir pas ce que Camille regardait au juste, il se demandait ce qu’elle pouvait bien voir derrière ses barreaux. Il parlait à l’aveuglette et elle ne répondait rien. Des ordinateurs énormes et des tables de mixage plus grandes occupaient la chambre 23. Rod aimait toujours sentir cette fascination qu’imposait cet envahissement. Il se sentait dans la peau du chef d’orchestre et en profitait. Ca n’allait pas durer.Stephan était passé en coup de vent et il avait affiché satisfaction. C’est ce qu’il nous faut, il avait dit, l’œil sur les arbres, compulsant les photos du personnel, s’arrêtant longuement sur celle de Camille. C’est elle ? Oui, répondit Rodolphe. Je comprends, avait juste dit Stéphan. Ne sois pas inquiet.Un ballet par moments étrange imprégna l’hôtel dés le 1er juin. On fait les 3 X 8, maintenant, s’amusait le patron. Des clients « d’en bas » comme on disait désormais croisaient parfois ceux « d’en haut », les uns frais comme des gardons, les autres mines fatiguées de nuits trop longues. Tous les clients d’un hôtel ne sont pas des anges, non plus. La piscine rencontrait son succès. Le bar aussi. En cuisine, le chef avait développé de nouvelles techniques pour satisfaire tout le monde. Horaires décalés mais plats toujours chauds. Quelques musiciens tentèrent bien de séduire des clientes tandis que quelques clientes se trémoussaient lorsqu’elles apprenaient de la rumeur qu’un groupe de rock était installé là.Les premiers soirs, Camille fut troublée. Elle avait l’impression que son crâne s’ouvrait en deux et que son cœur battait la chamade plus que de raison. Ca bruissait de partout à l’étage, alors que d’habitude elle écoutait les grillons et les oiseaux. On aurait dit que c’était sur coussins d’air. L’agitation était contenue, comme ouatée, feutrée finalement. Du boucan du premier ne sortait que des bruits retenus. Le reste de l’établissement ne pâtissait pas de l’installation. Camille était en fait surtout gênée d’être troublée.Elle surprenait parfois ses doigts qui battaient la mesure, elle avait à certains moments la chair de poule. Elle devait s’y reprendre à plusieurs fois pour lire les mêmes paragraphes. Elle perdait le fil d’autant qu’elle avait beaucoup plus de travail que d’habitude. Pour la première fois, elle avait aussi un téléphone portable. Pat, l’ingénieur du son, était devenu son fervent. Il l’appelait souvent, Stephan ceci, il nous faudrait cela, et le mode vibreur n’en finissait pas de la faire sursauter. Oui, elle perdait le fil, son fil, mais cela ne faisait pas que lui déplaire. Elle dormait moins bien et piquait parfois du nez planquée derrière ses cheveux.Pat avait eu du mal au début d’autant que sa séduction semblait lettre morte face à cette fille hirsute qui, de son côté, l’attirait de manière inexplicable : elle ne faisait rien pour ça, dans ses habits trop amples. On se demandait tout d’elle. Son fond, ses formes. Elle ne parlait pas, ne répondait quasiment jamais aux questions, elle était d’une efficacité redoutable. Il en était souvent à se demander si elle avait entendu que déjà elle déboulait les bras chargés. Il jeta son dévolu sur la joueuse de cornemuse, qui pleura la première fois. Elle avait un mari.Patrick enregistrait tout les sons qui passaient par là. Des craquements de parquets, le vent dans les arbres, des bribes de conversations à travers une porte, des couples qui faisaient l’amour, les cliquetis en cuisine, des voitures qui démarraient, les pneus sur les gravillons, des oiseaux, le feulement de l’épouse de Cyril D’Estaque. Tous ou presque se retrouvaient à un moment ou à un autre sur une des chansons. Certains en inspirèrent.Cette nuit-là, il avait pour mission de capter le silence. C’est exactement ce que Stephan lui avait demandé : capter le silence. Rien que ça. Il l’avait regardé, avec des yeux de merlan frit, mixage de je ne comprends rien mais je ne vais pas te demander d’explications.Il s’en était allé aux premières étoiles, s’en était revenu aux dernières. Bredouille. Crotté. Barbu. Camille était assise sur un banc et ne semblait pas du tout l’attendre. Elle ne l’avait pas entendu. La brume faisait halo. Le soleil myriades. Machinalement, Patrick mit le Nagra en marche. Un VI and Ares BB+. Il ne bougea plus. Il sut vite pourquoi. Elle se croyait seule, elle avait relevé ses cheveux et alors elle cligna des yeux. Il la vit cligner des yeux. Il vit ses yeux. Son cœur battait à tout rompre. Ils étaient marrons, ses yeux, jolis en fait, un peu verts, mais c’était peut-être l’effet du soleil levant. On entendait par une fenêtre entrouverte un morceau du prochain album. Elle ferma les paupières, ses doigts semblaient danser, le nagra enregistrait tout pendant que Patrick s’éloignait. Il la tenait, sa pépite. Il avait capté le silence. Stephan lui laboura chaleureusement l’épaule après avoir écouté ce qui allait devenir le premier morceau de l’album. Ce silence était majestueux, épouvantable ou merveilleux. Au choix.Un jour, après qu’ils soient tous partis laissant derrière eux des particules qui flottaient dans l’ère, Camille se rendit dans le bureau de Cyril et annonça à son père qu’elle était revenue. Il pleura. Murmura Manon. Sa femme cessa de boire. Illico. Elle écoutait en boucle le disque de Stephan. Il y était question de rivière, d’énervements, d’espoir, de remords, de regrets, de nuits passées debout, de baisers orageux. Manon coupa les cheveux de Camille.Quelques semaines plus tard, son livre sortait.Titre. Un Hôtel rue de la Paix. Auteur. Camille d’Estaque. Photo de couverture : une mèche de cheveu. Et des yeux perçants. Sur fond blanc.

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