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Liberté de la presse, trafic de drogue et honneur de la famille royale marocaine (CEDH, 1er juin 2010, Gutiérrez Suárez c. Espagne)

Publié le 06 juin 2010 par Combatsdh

/par, le stupéfiant, Nicolas Hervieu/

Liberté de la presse, trafic de drogue et honneur de la famille royale marocaine (CEDH, 1er juin 2010, Gutiérrez Suárez c. Espagne) Un quotidien espagnol (" Diario 16 ") a publié en décembre 1995 un article relatant la saisie de plusieurs tonnes de haschisch cachées dans un camion d'une société appartenant à la famille royale du Maroc. Le journal titra alors en première page : " Une société familiale de Hassan II impliquée dans un trafic de stupéfiants " (§ 6). Hassan II, à l'époque roi du Maroc, intenta avec succès une action civile pour atteinte à l'honneur devant les juridictions espagnoles et le directeur de la rédaction, la journaliste auteure de l'article ainsi que la société éditrice furent condamnés au paiement de dommages-intérêts et à la publication du jugement dans ledit journal.

Saisie d'une requête formée par le seul directeur de la rédaction, la Cour européenne des droits de l'homme rappelle avant toute chose non " ses principes protecteurs de la liberté d'expression (Art. 10) de la presse (§ 25), en particulier lorsqu'est en cause " un personnage public " (§ 26 - v. récemment Cour EDH, 2 e Sect. 19 janvier 2010, Laranjeira Marques Da Silva c. Portugal, Req. n° 16983/06 - Actualités Droits-Libertés du 20 janvier 2010 et CPDH liberté d'expression. Puis, dans la lignée de ces présupposés favorables au requérant, la Cour européenne juge l'ingérence au sein de cette liberté comme étant certes prévue par la loi et poursuivant un but légitime (§ 31) mais justifiée et nécessaire dans une société démocratique ".

Pour parvenir à cette conclusion, les juges européen indiquent d'abord que " l'information litigieuse relevait de l'intérêt général, à savoir le public espagnol et notamment les lecteurs du quotidien "Diario 16", ayant le droit d'être informés sur une question telle que celle d'un trafic de drogue où semblait être en cause la famille royale du Maroc et le roi du Maroc lui-même, et cela bien que l'éventuelle infraction ne concerne pas, à première vue, l'exercice de ses fonctions politiques " (§ 34).

Puis, dans le cadre de l'examen du " " respect [par le requérant] de la déontologie journalistique " (§ 35), la Cour réfute les motifs de condamnation retenus par les juridictions espagnoles - pourtant unanimes dans leur analyse, du juge de première instance au Tribunal constitutionnel (§ 8-13). Premièrement, ces juridictions ont estimé que les titres en Une et à l'intérieur du journal auraient constitué une atteinte à l'honneur en sous-entendant que " la famille royale marocaine était complice d'un trafic illégal de haschisch " (§ 36). Les juges européens considèrent quant à eux que " si l'on pouvait à cet égard déceler dans les titres de l'information [...] une intention claire de s'attirer des lecteurs ", il n'incombe toutefois pas aux juridictions " de se substituer à la presse pour dire quelle technique [de " compte-rendu journalistique "] les journalistes doivent adopter " d'autant que ces derniers peuvent recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation ".

Au-delà, " la Cour estime qu'il faut lire le titre de l'information et son contenu dans leur ensemble, tenant compte tant du caractère véridique des faits que de l'effet d'attirer l'attention des lecteurs recherché avec le titre ", étant relevé ici que l'information rapportée - la découverte de drogue dans un camion d'une société appartenant à la famille royale - procède " de faits véridiques " (§ 36).

Deuxièmement, quant aux prétendues lacunes dans l'exposé des faits, la Cour juge une nouvelle fois qu'il importe avant tout que " les informations diffusées soient véridiques " (§ 38) et indique également que l'on doit tenir compte des contingences du travail journalistique (" on ne saurait exiger de l'auteur de l'information qu'elle connaisse l'issue future d'une procédure pénale en cours deux mois avant le prononcé de l'arrêt de condamnation, ni qu'elle recherche des informations policières et judiciaires qui sont, par leur propre nature, réservées " - § 37 ; " lorsque la presse contribue au débat public sur des questions suscitant une préoccupation légitime, elle doit en principe pouvoir s'appuyer sur des sources non identifiées et non renouvelées, sans avoir à entreprendre des recherches indépendantes " - § 38).

En conséquence, " l'information en cause n'était pas susceptible de porter à la réputation d'une personne une atteinte d'une gravité telle " qu'elle soit à même de justifier la condamnation litigieuse (§ 39), d'où la violation par l'Espagne de l'article 10.

Rappelons que des faits similaires (condamnation du journal Le Monde pour avoir publié un rapport qui mettait en cause la famille du roi du Maroc dans le trafic du Hachisch), avaient conduit à une retentissante condamnation de la France (Cour EDH, 2 e Sect. 25 juin 2002, Colombani et autres c. France, Req. n o 51279/99), elle-même suivie de la suppression du délit d'offense publique à chef d'Etat étranger (Art. 36 de la loi du 29 juillet 1881 abrogé par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004).

L'arrêt portant condamnation de l'Espagne dans la présente affaire est donc tout sauf stupéfiant.

Liberté de la presse, trafic de drogue et honneur de la famille royale marocaine (CEDH, 1er juin 2010, Gutiérrez Suárez c. Espagne)
Jose Luis Gutiérrez, directeur du journal espagnol "Diaro 16" qui a cessé de paraître en novembre 2001

Actualités droits-libertés du 4 juin 2010 par Nicolas Hervieu

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