Magazine Humeur

"Des juifs qui ne s'aiment pas..."

Publié le 09 juin 2010 par Pseudo

Lundi 31 mai l'armée israélienne arraisonne dans les eaux internationales une flottille civile en route pour Gaza.

Bilan brut : neuf morts et quelques dizaines de blessés parmi les passagers du bâtiment principal, bronca quasi-générale de la "communauté internationale", ébranlement des instances de l'ONU, amorce d'une rupture israélo-turque...

Bilan secondaire, restant à évaluer – ce sera de toute manière plus subtil : aggravation de l'isolement diplomatique d'Israël, durcissement des critiques américaines sur la stratégie du gouvernement israélien, contestation de plus en plus grande du blocus de Gaza, montée en puissance de la Turquie dans la région, éloignement des perspectives de négociation avec l'Autorité palestinienne, triple renforcement du Hamas (à Gaza même, au sein des instances palestiniennes, dans le reste du monde musulman), enfin excitation des haines et tensions inter-communautaires partout dans le monde où se cotoient juifs et arabo-musulmans – en Europe notamment – et, ce qui n'est pas inédit mais prend une ampleur surprenante : haine des juifs entre eux...

Quelle que soit la position que l'on ait sur l'événement lui-même – acte délibéré de piraterie maritime par Israël/mauvais choix tactique de l'état-major israélien, amplifié par la maladresse de l'exécution/provocation machiavélique du Hamas et de ses alliés (une synthèse des trois conviendrait sans doute...) –, et indépendamment de l'enchaînement précis des faits, une évidence est apparue : des dissensions violentes secouent aussi bien la population israélienne que les juifs d'Europe et d'Amérique.

Ni l'opinion publique israélienne, ni celle des communautés juives dans le monde n'a jamais été monolithique. Pas plus que celle des communautés chrétiennes ou musulmanes. Il existe même une solide tradition de discussion juive, basée sur l'indépendance d'esprit et le goût de l'analyse, qui a souvent divisé les avis, aussi bien sur les questions théologiques ou rituelles que sur la place de la religion et de ses servants dans la société, l'organisation de la cité, les relations avec le monde arabe et musulman ou avec les autres religions, etc. Un drame l'illustre jusqu'à l'outrance : l'assassinat d'Yitzhak Rabin par un extrémiste israélien opposé aux accords d'Oslo, en novembre 1995. Mais la violence verbale – en tout cas écrite –, généralisée, qui émane des interventions de juifs à l'encontre d'autres juifs, sur les divers "forums" de discussion évoquant cet arraisonnement, sur le Web entre autres, semble inédite.

Certaines plateformes de blogs ayant pignon sur écran sont particulièrement touchées. Que ce soit sur tel site entièrement voué à l'apologie d'Israël, sur les blocs-notes de ce rapatrié d'Afrique du nord, de cet ancien combattant des Aurès, ou de la énième association de défense communautaire – tous parfaitement légitimes en soi, ça ne se discute pas – on découvre une profusion de commentaires dont la tournure peut laisser pantois.

Trois cibles focalisent les tirs. 1. Les "arabo-musulmans" : le Hamas prioritairement, bien sûr, mais aussi, à sa remorque, la population gazaouie, les Palestiniens, tout le Proche-Orient "hostile", les arabo-musulmans dans leur ensemble, voire l'islam dans sa généralité, tout cela indifféremment coupable au mieux de ne pas aimer Israël, au pire de vouloir le détruire. 2. Les "gauchistes" occidentaux pro-palestiniens : expression générique où sont entassés intellectuels et éditorialistes non inféodés au gouvernement israélien actuel, politiques ou diplomates américains et européens osant émettre des réserves sur la ligne de ce même gouvernement, organisations non gouvernementales, toutes associations de solidarité envers les Palestiniens, ONU, "humanitaires" de tout poil, l'ensemble déclaré antisémite dans l'âme, ou pour le moins abusé par l'islamisme tentaculaire, sinon complice. 3. Enfin et surtout les juifs renégats israéliens ou extérieurs. Observons plus en détail cette dernière cible.

Recueillent l'opprobre majeur les personnalités des milieux intellectuels prétendant  s'opposer à la politique de Benjamin Nétanyaou et du Likoud, aux ultras de la ligne guerrière ou aux tenants du Grand Israël.  Les plus durement visés sont les historiens israéliens osant porter un regard critique sur l'histoire d'Israël et du sionisme ainsi que sur les mythes constitutifs de l'identité du "peuple juif" : Schlomo Sand (*), Ilan Pappé, Zeev Sternhell... Sont vilipendés avec la même brutalité les personnalités opposées à la politique de colonisation : parmi eux, notamment, les Américains Noam Chomski, Alvin H. Rosenfeld...

Plus généralement, tous ceux qui exhortent Israël à rechercher un compromis avec les Palestiniens sont dénoncés avec mépris ou colère. Aux premières loges, les intellectuels ayant signé le récent JCall (Jewish European Call to Reason), tels que Bernard-Henry Lévy, Alain Finkielkraut ou Elie Barnavi, ancien ambassadeur en France – ces trois-là pourtant peu suspects de la moindre hostilité envers Israël... –, l'historien Henri Rousso, le psychiatre Boris Cyrulnik, l'avocat Georges Kiejman, etc.  Auprès d'eux, des journalistes s'efforçant à l'objectivité, comme René Backman ou Charles Enderlin. Plus collectivement, les membres du JStreet, mouvement juif constitué aux USA pour contrer le lobby pro-Likoud de l'AIPC (American Israel Public Affairs Committee) ; et bien sûr les organisations en faveur d'une paix équilibrée, comme l'internationale "La Paix Maintenant" ("Shalom Arshav"), particulièrement exécrée, à l'instar du président de sa branche française David Chemla, ou l'israélienne "Zochrot" ("Se rappeler"), dont un membre, Eitan Bronstein, focalise sur lui toute la haine possible en osant soutenir le droit au retour des Palestiniens expulsés de leurs terres, ou encore l'Union juive française pour la Paix (UJFP).

Enfin l'ennemi juif est débusqué jusque dans les replis des instances internationales, comme le magistrat sud-africain Richard Goldstone, insulté sur le Web (et même démis du conseil supérieur de l'Université hébraïque de Jérusalem, auquel il appartenait) pour avoir commis, sous le sceau de l'ONU, un rapport fameux concernant les exactions israéliennes à Gaza pendant l'opération "Plomb durci" de l'hiver 2008-2009...

Cette cohorte de pestiférés juifs est définitivement assimilée, et sur quel ton, à une bande de "traîtres," de "renégats", de "déserteurs", d'"ennemis de leur peuple", de "propagandistes anti-sionistes", voire de "fauteurs de guerre anti-Israël". Ils sont "pires que toutes les caricatures antisémites". D'ailleurs sont-ils bien juifs, méritent-ils de l'être ? On les traitera de "juifs" entre guillemets, voire carrément, tant qu'on y est et sans crainte du paradoxe, d'"antisémites", "sinistres" comme il se doit... Finalement, quoi d'étonnant pour "des juifs  qui ne s'aiment pas", "illuminés ayant la haine de soi" ?... Cette fameuse haine de soi juive, caricaturale jusqu'à plus soif, mais pluri-explicative, à laquelle tous les malheurs du monde se ramèneraient, finalement, ceux faits aux juifs par le monde autant que ceux faits au monde par ces juifs, à la fois élus et maudits...

On reconnait simplement à certains pestiférés, sans pour autant atténuer leur responsabilité, de n'être que des "idiots utiles", "propagateurs à leur insu et par naïveté de la cause de l'ennemi" Mais tous ces "aspirants messies", ces belles âmes tellement soucieuses de morale, de pureté et de respect de l'ennemi, tout bien pesé ne sont qu'hypocrites qui "débordent d'orgueil"...

A la lecture de cette querelle juive, cette discorde aurait pu dire De Gaulle, on pense immanquablement à la querelle française d'un autre temps, celle de la guerre d'Algérie.  Si l'on a quelque tendresse pour ce pays singulier d'Israël, il faut le plaindre de le voir entraîné dans une telle fuite en avant par son gouvernement actuel, et de voir les juifs de la diaspora emportés  et déchirés par des passions contraires à  son sujet. Nous avons payé cher, nous Français, nos territoires occupés, notre mépris pour leurs autochtones, la ségrégation politique et sociale qu'on leur infligeait, nos lignes électrifiées censées couper l'approvisionnement de l'ennemi – un blocus inversé, en somme –, notre mobilisation guerrière toujours plus meurtrière et vaine pour y maintenir l'ordre, la sécurité, notre réputation internationale entachée, nos implantations de colons – c'était notre Grande-France à nous, peut-être pas biblique mais un Empire quand même... – quand il a fallu les arracher à ce qui était devenu tout naturellement leur territoire, les rapatrier d'urgence dans la haine, la ruine et l'anarchie puisque le point de non-retour de la confrontation avec les autochtones avait été stupidement dépassé...

Quand ce petit pays d'Israël devra démonter sous la pression la majeure partie de ses colonies de Cisjordanie, rendre aux Arabes des quartiers confisqués de Jérusalem-Est – parce que les empires coloniaux s'écroulent tous un jour sous la butée des indigènes, révoltés et ayant appris à combattre le métropolitain, avec le renfort de leurs alliés, du reste du monde, même américain, travaillé par des forces morales qui finissent toujours par faire réprouver spoliations, apartheid, injustice –, quand ce moment d'anarchie, de haine interne, de guerre civile lui tombera dessus  comme une nuit de cauchemar, qui songera à remercier les ultras d'aujourd'hui d'avoir si bien démoli l'avenir ? A la manière de nos ultras de l'Algérie française, à l'entame des années soixante, qui ont si bien collaboré avec les terroristes d'en face qu'aucun espoir ne fut plus jamais permis...

Finalement, que "des juifs ne s'aiment pas" n'est une bonne nouvelle pour personne.

(Toutes les expressions entre guillemets du présent paragraphe sont des citations.)

(*) Note à paraître prochainement, ici même, sur un ouvrage récent de Schlomo Sand : "Comment le peuple juif fut inventé - De la Bible au sionisme".


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