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David Harvey : Repenser la révolution

Publié le 13 juin 2010 par Tanjaawi
David Harvey (1), universitaire marxiste et auteur de L'Enigme du Capital (2), récemment publié, a répondu aux questions de Mark Fisher. Weekly Worker (Communist Party of Great Britain, cpgb), Jeudi 3 Juin 2010.

Traduit de l'anglais par Marc Harpon pour Changement de Société
David Harvey : Repenser la révolutionDe nombreux commentateurs, aussi bien marxistes que non-marxistes, ont prédit la crise en cours. Mais avez-vous été surpris par ses caractéristiques?
Quelque chose qui m'a surpris à propos de la façon dont cette crise se présente est la façon très bornée dont les gens la regardent. Elle n'est vue par les gens que comme si elle se déroulait dans leur propre jardin- et même seulement dans certaines parties de leur jardin.
Aux Etats-Unis, certains disent que la crise est finie, parce que le marché des titres a commencé à revivre. Il y a en cela une distorsion de classe dans la définition de la crise. Cela veut dire que le capital va bien. Mais, par exemple, que fait-on du taux de chômage et de sous-emploi- un désastre affectant près d'un cinquième de la population américaine?
Donc, d'où vient cette idée à propos de la fin de la crise? C'est surprenant qu'on lui accorde la moindre valeur. C'est comme si les gens croyaient vraiment la presse financière quand elle identifie une hausse du marché des titres avec la fin de la crise. En vérité, la crise est en train de s'élargir et de s'approfondir. Donc ce qui me surprend est le degré de clarté et d'évidence de la nature de cette crise et- paradoxalement- l'incapacité des gens à saisir ce qui se passe et pourquoi cela se passe, même quand les faits sont juste sous leurs yeux.
Vous avez tendance à voir les sources des crises dans de multiples contradictions, dans diverses limites du fonctionnement du capital lui-même comme forme sociale aliénée. Pensez-vous que cela ait été mis en lumière par la forme prise par la crise en cours?
La façon dont fonctionne mon analyse est que, de la même manière que le capital déplace la crise géographiquement, de la même manière la crise passe d'une manifestation à une autre. A un stade de son développement, la crise peut ressembler à une contraction des profits, parce que le capital est faible relativement au travail.
Maintenant, aucun esprit sain n'attribuerait la crise actuelle à l'idée que les travailleurs ont trop de pouvoir. Je n'ai entendu personne blâmer les syndicats affamés, contrairement à ce qu'on entendait dans les années 70. A l'époque, on pouvait dire que la crise était sur le marché du travail et dans la discipline dans l'entreprise.
Depuis lors, nous avons eu la soumission massive des classes laborieuses à la discipline, par les délocalisations et le changement technologique. Si ce processus "pacifique" ne marchait pas, des gens comme Margaret Thatcher, Ronald Reagan et le général Pinochet étaient « inventés » pour le faire violemment.
Vous pouvez discipliner les travailleurs, mais cela produit un déficit de la demande effective. La question se pose ensuite de savoir comment vous allez vendre vos produits si les salaires ne montent pas? La réponse retenue était de donner à chacun une carte de crédit. L'économie de la dette s'est ainsi mise en place, les ménages deviennent de plus en plus endettés. Mais pour gérer ce processus vous avez besoin d'institutions financières, qui commencent à manipuler la dette. Et nous sommes maintenant face à un problème de demande effective, avec en toile de fond le problème du pouvoir financier.
La crise cette fois se manifeste différemment. Ce que j'ai toujours avancé c'est qu'on ne pouvait se résoudre à une théorie synchronique de la crise. Il faut toujours regarder son développement dynamique, son passage d'une manifestation dans une sphère à une autre. A un moment elle peut apparaître comme un problème de sous-consommation (il y a une discussion à propos de la sous-consommation aujourd'hui, qui pour moi est un problème sérieux). Elle continue et se présente comme un problème de contraction des profits. Ensuite elle apparaît comme la baisse tendancielle du taux de profit (qui a un sens technique, étroit, dans la théorie marxiste conventionnelle, bien que les profits puissent baisser pour toutes sortes de raisons, y compris le manque de demande effective). Je vois la notion de crise comme quelque chose qui se répand à travers le système.
Dans ce contexte, je suis très intéressé par une partie du langage que Marx a utilisé dans les Grundisse, quand il parle de limites et de barrières. En tant que système incroyablement dynamique, le capital ne peut pas supporter de limites à son développement. Il convertit ces limites en barrières, et les dépasse et les contourne.
Je pense que la théorie de la crise doit être ré-écrite à partir de cette idée de forme mobile de la crise. Je l'appelle une famine mobile, par opposition à une fête mobile (3). A un moment c'est une famine du crédit, à un autre une famine sur le marché du travail. Cela peut aussi être des pénuries de matières premières, une limite imposée par la nature, qui doit être dépassée par le changement technologique.
Ma théorie de la crise porte largement sur ce mouvement- dans The Enigma Of Capital, je l'explicite beaucoup plus et je le rend, j'espère, accessible à la compréhension d'un large public issu des masses. Mon intention était de présenter certaines des idées centrales de livres assez compliqués d'une façon plus simple qui aide à éclairer ce qui se passe autour de nous et démontre les différentes formes sous lesquelles une crise peut avoir lieu.
Ce que nous pouvons dire avec certitude c'est que la crise est endémique au système. Nous allons sortir de cette crise d'une façon qui prépare le terrain pour la prochaine, à moins que nous n'en finissions carrément avec le capitalisme, un projet que l'on devrait tous ressusciter, me semble-t-il, pour le futur proche et non pas lointain.
L'ordre du jour dépend du stade auquel vous pensez que se trouve le capitalisme. A-t-il encore des progrès à accomplir dans le développement des forces productives, du marché mondial et d'une classe ouvrière internationale ou est-il sur le déclin?
Je pense que c'est toujours une mauvaise idée que de parler des stades ultimes ou du déclin du capitalisme. Le capital a été un système très fluide et très inventif. Il a été une force révolutionnaire constante dans l'histoire. Par conséquent, les transformations révolutionnaires internes au capitalisme sont encore capables de reconfigurer le monde de façons radicalement différentes. Ces façons peuvent ne pas être celles qui nous réjouiraient toi et moi ni produire un monde dans lequel nous voudrions vivre.
Donc, le capitalisme peut-il survivre pour une période historique prolongée? La réponse est oui, il le peut, mais à quel prix?
Par exemple, je pense que la croissance pour la croissance est en train de devenir un problème de plus en plus grave. La raison d'être du Capital est de produire la plus-value, ce qui signifie que l'on doit toujours repartir avec plus de valeur. Il doit circuler plus de valeur que le système ne peut en absorber. C'est une force expansionniste.
Le capitalisme a été si hégémonique -économiquement et culturellement- que nous pensons automatiquement que sa croissance est bonne et absolument nécessaire, quel qu'en soit le coût social, politique et environnemental. Quand nous avons une croissance zéro nous avons une crise par définition : tout le monde panique et privilégie le fait de relancer la croissance. Le taux de croissance minimum qu'on présente comme désirable est de 3%. Historiquement, depuis 1750 à peu près, la croissance du capital a été d'un taux moyen de 2,25% par an. Ce dont on parle donc c'est de 3% de croissance moyenne. Demande-toi ce que cela veut dire en terme d'opportunités d'investissements profitables.
En 1970, compte tenu du volume de biens et de services, il fallait trouver de nouvelles possibilités d'investissement à hauteur de 0,4 billions de dollars par an. Aujourd'hui, il faudrait 1,5 billions de dollars. En 2030, il faudrait 3 billions dollars de nouvelles opportunités d'investissement. Nous sommes coincés dans un processus logistique où il semble de moins en moins possible de trouver des débouchés profitables pour ces surplus.
Depuis les années 1970, le capital a de ce fait rencontré des difficultés. Il a en réalité investi non dans des choses réelles dont les gens avaient besoin mais dans les titres et le foncier. De tels marchés ont un effet Ponzi particulier (4). Quelqu'un lance le jeu en investissant sur le marché des titres. La valeur des actions monte et monte, et donc les gens pensent, "C'est un bon moyen de se faire de l'argent- J'investirai moi aussi" et elle monte encore plus haut. Le même processus fragile est vrai sur le marché foncier.
Ce que je veux montrer est que l'on a atteint ce que j'appelle le point d'inflexion dans l'histoire du capitalisme, où soutenir indéfiniment un taux de croissance moyenne de 3% est de moins en moins réalisable. Ce que ça implique est que nous faisons face à un choix historique. Nous pouvons nous organiser pour nous débarrasser du capitalisme, ou le capitalisme peut continuer à inventer de nouveaux titres financiers encore plus intangibles, qui monteront en flèche, provoqueront des bulles qui exploseront. Le gros morceau dont ils parlent en ce moment est le marché du carbone. Vous pouvez investir dans le climat de demain. Nous vivons dans un monde d'investissements fictifs et notionnels incroyables.
Tandis que des gens meurent de faim ou essaient de vivre avec deux dollars par jour, d'autres font d'incroyables sommes d'argent en vendant et en achetant sur de tels marchés d'investissements fictifs. L'année dernière simplement, cinq dirigeants de fonds d'investissements avaient des revenus personnels de plus de 3 milliards chacun en seulement un an. Pendant ce temps, en Haïti, vous aviez une spirale conduisant à une pauvreté de plus en plus aiguë, même avant le tremblement de terre. On doit se demander dans quel monde on vit.
Donc oui, le capital peut durer, la classe capitaliste peut se préserver et même prospérer- elle devient en fait extrêmement riche durant cette crise. Toutefois, à un certain point, les gens vont regarder cette polarisation de classe croissante et dire ça suffit comme ça et faire quelque chose à ce sujet.
A-t-on mis assez de capital hors-circuit pour éviter un nouveau crash à moyen terme?
C'est très difficile à dire. Quand je dis que le capital déplace la crise, cela ne veut pas dire que l'on peut voir où elle va aller. J'étais un peu surpris quand la crise Grecque a éclaté et est devenue le gros problème. Mais il signale que, dans une certaine mesure, le secteur bancaire et les institutions financières sont stabilisés. Ils l'ont été par les Etats, qui les ont tirés d'affaire. La crise a donc été déplacée des banques aux dettes publiques. Maintenant nous le voyons pour la Grèce, l'Espagne, le Portugal et l'Irlande. Et je pense que la dette publique pourrait être une épreuve pour la Grande-Bretagne également dans un futur pas si lointain.
On s'interrogera aussi sur la dette publique des Etats-Unis. L'une des choses vraiment fascinantes à propos des Etats-Unis est que si vous deviez faire la somme de toutes les dettes- dette des Etats, dette fédérale, dette des entreprises et dette individuelle- 40% du total est intrinsèquement lié au marché des prêts immobiliers. C'est pourquoi la crise a été centrée là-dessus.
Je ne sais pas où la crise ira ensuite, mais l'un des endroits pour lesquels je m'inquiéterais est la Chine. Je ne suis pas un expert de ce pays, mais tout ce dont j'entends parler, comme le doublement des prix immobiliers à Shangaï l'année dernière, indique que des problèmes se préparent. Ils ont un boum immobilier, tout comme celui qu'ont connu les Etats-Unis et la Grande- Bretagne ces dix dernières années.
Une des façons de prévenir une crise est de faire des investissements massifs dans l'urbanisation et dans des infrastructures solides- trains à grande vitesse, nouvelles autoroutes, travaux publics, etc. Le reste réside dans le développement de la propriété immobilière. La Chine a une croissance de 10% et tout le monde dit que la Chine est en train de sortir de la crise. Mais, en fait, la façon dont elle le fait me semble très dangereuse. Je ne serais pas surpris du tout de voir un vrai recul là-bas- en particulier si les Etats-Unis insistent pour un changement des relations commerciales et donc amènent un déséquilibre sur le marché. J'observerai donc très attentivement ce qui se passe en Asie de l'Est. C'est un endroit où un nouveau cycle de la crise pourrait commencer- à l'endroit précis où le capitalisme semble se rétablir en ce moment.
Es-tu enthousiaste face à la réponse politique de la gauche face à la crise?
Je trouve la gauche très conservatrice parfois. Il y a de vrais problèmes avec son cadre d'analyse pour l'interprétation de la crise. L'un des buts de The Enigma est d'essayer et de dessiner une autre voie.
Il y a un problème théorique à résoudre et je vois quelques tentatives, ce qui est enthousiasmant. Mais il y a la question de la réponse populaire et celle de savoir jusqu'où on peut construire sur la colère des masses. Le schème historique que j'examinerais est l'année 1929 aux Etats-Unis et le crash financier. Les mouvements sociaux ne se sont pas vraiment mis en mouvement avant 1933. La réaction initiale à la crise est de rester assis et d'attendre qu'elle s'en aille. Mais en 1933, Roosevelt devait faire quelque chose. Bon gré mal gré, il devait agir, parce qu'il y était poussé par des forces de gauche très organisées. C'était une poudrière prête à exploser. Nous sommes dans les premiers stades du processus.
La légitimité du système est renforcée par des histoires suivant lesquelles on serait en train de sortir de la nuit : parce que le marché des titres s'est rétabli, le pire est derrière nous. Je dis qu'il est presque inévitable que, frappés par la crise, les gens s'accrochent à ce qu'ils ont. Ce n'est que quand les gens deviennent convaincus qu'ils ne peuvent plus s'y accrocher qu'on voit l'avènement d'un mouvement politique. Je le vois commencer localement. Son potentiel est très excitant, mais il appartient aux marxistes de formuler ce pour quoi cette excitation et cette énergie doivent être utilisées.
Cela soulève la question de l'agent. Dans le monde contemporain, est-ce encore la classe ouvrière? Après tout, tu parles de "mouvement sociaux" dans les Etats-Unis des années 1930, mais au coeur de ces mouvements se trouvait le Parti Communiste, qui affirmait le rôle unique de cette classe.
La question de l'agent doit être repensée. Je n'ai jamais été satisfait de la description générale faite par de nombreux penseurs marxistes de la classe ouvrière comme l'agent- en particulier quand la classe ouvrière est limitée aux ouvriers d'usines. Pour moi, il faudrait y incorporer tous ceux qui construisent chemins de fer, villes, etc. Ce n'est pas simplement la production des choses : c'est aussi la production d'espaces.
J'ai toujours pensé que la région générale à la frontière du prolétariat dans la pensée marxiste était trop étroite. Je souhaitais qu'elle fût beaucoup plus large, pour qu'elle comprît beaucoup mieux tous ces gens qui travaillent sur tout et partout- dont certains sont plus faciles à organiser que d'autres. Pour moi, c'est un premier pas très important, mais la seconde chose est qu'il n'est pas seulement question d'être exploité sur le lieu de travail.
Dans le Manifeste Communiste, Marx et Engels parlent de gens exploités sur leur lieu de vie par les propriétaires et les commerçants. Nous avons donc à prendre en compte ce "second cycle" d'exploitation, mais derrière cela il y a aussi la poursuite de l'accumulation primitive- ou de ce que j'aime appeler accumulation par dépossession. Cette accumulation n'est plus primitive : elle est en cours. C'est une part importante de la question du capital : des gens qui perdent leur droit à la pension, des gens qui sont chassés de leurs terres.
Depuis 30 ou 40 ans, il y a eu un assaut phénoménal contre les restes de sociétés paysannes et vous avez une réponse incroyable, avec des mouvements tels que le mouvements des paysans sans terre au Brésil et son mode d'organisation très vivant, très léniniste.
Ce dont nous devons discuter, donc, c'est de la façon de combiner ces forces de travail beaucoup plus larges. Par exemple, quid de la force de travail employée dans le secteur bancaire? Certains des syndicats les plus solides sont, bien sûr, dans les confédérations de fonctionnaires. Comment penser tout ça comme une partie d'un agent beaucoup plus large?
Ensuite il y a l'action politique. Vous avez des partis politiques traditionnels mais une large part de la foi qu'on leur accordait a diminué avec le temps. Nous pouvons tenter de ressusciter cette foi, mais nous devons faire face au fait que, pour l'instant, ils ne sont pas en position de prendre un rôle d 'avant-garde pour nous sortir de la nuit. Ils peuvent être une partie d'une solution ou d'un soulèvement plus général, mais je ne les vois pas au coeur de l'action.
Ensuite, tu as les ONG. Je suis très sceptique à leur sujet. Elles peuvent créer des espaces où des choses peuvent se passer, mais la révolution par les ONG? Autant laisser-tomber. Elles sont trop dépendantes de leurs donneurs, dont la plupart ont pour programme d'incorporer les gens au capitalisme.
Prenez quelque chose comme la micro-finance, qui est soi-disant l'une des grandes solutions par lesquelles on va résoudre le problème de la pauvreté mondiale. Mais la micro-finance est en réalité une énorme industrie de l'exploitation, mise en place par des institutions de Washington, et qui tire sa richesse des personnes les plus pauvres du monde. Les institutions financières pratiquent des taux autour de 30%-40%, 100% dans certains cas, en vidant de leur sang ces gens très très pauvres. Quand vous les critiquez, ils répondent : "Eh bien c'est mieux que l'usurier local qui prend 1000%"
Les prêts subprime sont aussi un très bon exemple : ils tiraient de la richesse de populations au revenu relativement bas. Même avant l'éclatement de la crise, la communauté Africaine-Américaine avait perdu 30-40 milliards de dollars par des pratiques prédatrices liées aux subprime. Je pense donc que nous avons à prendre en compte l'accumulation par dépossession quand on parle de "l'agent". Elle a créé une énorme population de personne très mécontentes, qui sont en colère contre le capitalisme non pas à cause de leur situation professionnelle mais parce qu'elles ont perdu leurs biens au profit du capital.
Je demande comment on peut construire une alliance qui irait droit à la veine jugulaire. Pour moi, l'agent, est pour l'instant, un point d'interrogation- Je n'ai pas de théorie claire à ce sujet. Je sais qu'il doit être plus large et plus grand que la notion traditionnelle de révolution prolétarienne. C'est une des choses à la quelle nous devons vraiment penser et sur laquelle nous devons travailler.
Des choses sont en train de se passer. Finalement, si on faisait un vaste sondage et qu'on demandait à tous les habitants du monde, "Etes-vous satisfaits de la façon dont fonctionne le capitalisme?" Je pense qu'on verrait que l'écrasante majorité dirait "non". On dirait alors, "Réglons le problème"? Mon rêve serait qu'on puisse le faire. Tout le monde dirait, "Oui, que fait-on pour le régler?". La question de l'agent se résoudrait elle-même dans les mouvements sociaux.
Historiquement, quand on regarde les mouvements réels, on remarque qu'ils sont beaucoup plus larges que la notion traditionnelle de prolétariat. J'ai beaucoup travaillé sur le Second Empire, Paris et la Commune de Paris. Je trouve toujours intéressant que des deux premières lois édictées par la Commune, l'une portait sur une question ouvrière- sur le travail de nuit dans les boulangeries- et l'autre portait sur le lieu de vie : un moratoire sur les loyers.
Si on avait participé à la Commune, on aurait vu qu'elle était beaucoup plus large que la simple classe ouvrière industrielle. Il y avait beaucoup de maçons, et, précisément les gens dont je parlais, aux côtés de membres mécontents et hostiles de la classe moyenne- Gustave Courbet, le peintre, et d'autres. Si vous regardez un mouvement révolutionnaire, quel qu'il soit, c'est généralement un mélange d'individus qui se sont unis d'une façon ou d'une autre. Se pose la grande question de savoir si le mouvement a une forme pré-existante d'organisation, en forme de Parti Politique, qui ensuite saisit l'occasion et prend la tête.
Je pense qu'en 1968, par exemple, le Parti Communiste Français a retenu le mouvement révolutionnaire, plutôt que de l'aider à aller de l'avant. Je ne peux pas dire que la réponse est que l'on doit créer un parti politique. Un parti politique aurait à faire les bons choix, de la bonne manière et à faire advenir la révolution. Mais si on regarde l'évolution des partis politiques, cela n'a pas toujours été le cas. J'incline parfois à penser que les choses fonctionneraient mieux avec une théorie plus spontanée de la révolution, du genre de celle dont parle Henri Lefebvre. Ce genre de soulèvement a marché à de nombreuses occasions, y compris celle de la Commune de Paris, qui n'était pas organisée par un parti politique.
J'aurais voulu avoir une formule claire pour résoudre ce problème, mais je n'en ai pas. Je pense qu'à ce moment de l'histoire on doit regarder les exemples concrets. Le mouvement révolutionnaire en Bolivie a des caractéristiques très précises, fondées largement sur le militantisme de groupes ethniques. Il incorpore également certaines valeurs qu'un Suédois, je crois, trouverait répressives et odieuses. On doit se demander comment diable on va entrer dans des alliances à travers ces configurations- de façon à ce que le mouvement Bolivarien puisse s'unir avec, par exemple, Die Linke en Allemagne, avec les Maoïstes au Népal et dans le Nord-Est de l'Inde. Comment pouvez-vous faire quelque chose de tout ça? C'est, encore une fois, quelque chose qui a besoin de beaucoup de réflexion.
Un danger de la spontanéité est que, bien qu'elle semble très démocratique, on ne puisse lui demander de rendre des compte, ce qui est un aspect essentiel de la démocratie. Tu parles dans ton livre d'un aspect démocratique essentiel de la société future : le pouvoir social sur les surplus. Mais cela implique des décisions majoritaires, auxquelles on parvient par la discussion démocratique. C'est impossible sans des formes institutionnelles et une culture démocratique aujourd'hui, et non pas seulement après l'insurrection. Pour commencer à mener des attaques radicales sur le droit du capital à nous gouverner ici et maintenant, il me semble que l'on a besoin de quelque chose de beaucoup moins léger que la spontanéité...Un parti, en fait...
Une des choses que j'ai essayé de faire dans le livre est de parler du processus de transition. J'ai utilisé la façon de penser de Marx sur la transition du féodalisme au capitalisme pour illustrer ce qui, me semble-t-il, serait nécessaire pour aller du capitalisme au communisme.
L'une des choses qui me sont apparues est que Marx avait en fait une théorie de ce que j'appellerai co-révolution. La façon dont j'ai modélisé cela, en m'appuyant sur ce qu'il a écrit dans Le Capital, est de dire qu'il y a sept moments. Il y a un moment technologique/organisationnel, où le changement doit avoir lieu ; il y a la relation à la nature, qui devient insoutenable et doit changer ; les relations sociales, qui doivent changer ; il y a les formes de production et le procès de travail, qui doivent changer ; il y a la vie quotidienne, qui doit changer ; il y a les conceptions mentales du monde, qui ne conviennent plus et doivent changer ; et les configurations institutionnelles, qui doivent changer.
J'ai trouvé ça dans une note de bas de page dans le chapitre 15 du Capital, qui parle de la façon dont le capital a consolidé son pouvoir en amenant de nouvelles formes technologiques. Quand vous lisez ce récit, Marx suggère que, pris isolément, aucun de ces moments, comme je les appelle, n'est réellement le principal levier, la cause la plus puissante. Toutes suivent une co-évolution.
Par conséquent, ma théorie de la révolution serait que l'on a à penser un mouvement de co-révolution qui traverse tous ces moments. Comment change-t-on les technologies et les relations sociales en même temps et quelle est la relation entre ces transformations? Quelle est la relation de l'humanité avec la nature et comment cette relation co-évolue-t-elle avec d'autres sphères? Comment le procès social de production s'articule-t-il à tout ça?
Ce que je vise à faire est de montrer que la révolution n'est pas simplement un mouvement politique. L'une des choses incroyables concernant le capitalisme est qu'il a sans cesse été révolutionnaire. Pense juste à ces sept éléments et à la façon dont ils étaient constitués en Grande-Bretagne dans les années 1970. Quelles étaient les technologies à l'époque et combien elles ont changé depuis? Personne n'avait de téléphones portables, personne n'avait d'ordinateurs portables- il y a eu un changement étonnant en matière de technologie. Mais regarde ce que cela a donné en termes de relations sociales ; il y a d'énormes changements et défis connectés à tout ça. Regarde ce que cela a fait à notre relation à la nature. Ensuite, il y a l'énorme changement institutionnel- l'avènement de nouvelles institutions comme les banques internationales. La configuration d'ensemble de ces éléments semblait complètement différente en 1970.
Le capitalisme change constamment ces éléments. Si tu compares 1930 à 1970, ce que tu verras est un mouvement de co-révolution qui se déroule en permanence à l'intérieur du capitalisme. Ce que j'avancerais, c'est qu'un mouvement révolutionnaire doit voir les contradictions et les tensions entre différents éléments et les utiliser. Parfois, vous avez des révolutions silencieuses- ce que Gramsci appelait des révolutions passives- qui sont tout aussi importantes, me semble-t-il, que la tempête de barricades d'un mouvement spontané. Mais ces révolutions nécessitent beaucoup de patience et chacun doit avoir une aptitude particulière. Mon aptitude à moi est d'essayer d'altérer la conception mentale que les gens ont du monde, mais je sais parfaitement que ce n'est pas ce qui va révolutionner l'ensemble de la société.
Le mouvement révolutionnaire est très important. Marx a parlé de la transition du féodalisme au capitalisme- qui a pris un temps considérable ; des batailles ont été perdues et d'autres gagnées. Mais la question était : qui a gagné la guerre? A la fin, les capitalistes. En mettant en place de nouvelles configurations institutionnelles, les capitalistes ont capturé et transformé l'Etat, ont apporté de nouvelles technologies, changé les relations sociales et la vie quotidienne. Je pense donc à une révolution de longue durée, exigeant des individus dévoués, qui, en même temps, se voient comme les alliés d'autres individus. Les gens qui se sentent concernés par la relation à la nature ont besoin d 'être alliés à ceux qui se sentent concernés par les relations sociales.
L'instant de la révolution, d'un changement révolutionnaire de gouvernement, est simplement un moment dans ce processus, moment qui peut réussir ou échouer. Par de nombreux aspects, le problème avec les transformations révolutionnaires, y compris celle associée à 1917, est qu'il n'y avait pas de vraie théorie du changement révolutionnaire et de la façon dont la dynamique du mouvement révolutionnaire allait être maintenue, et à mes yeux c'est la chose la plus importante.
Vois-tu un intérêt croissante pour le marxisme?
Quand j'ai mis le Capital de Marx sur le web pour mon cours, j'ai été très surpris : il y a eu près d'un million de clics et cela se reproduit partout sous d'autres formes. Ma réponse personnelle est donc qu'il y a beaucoup plus d'intérêt pour le marxisme qu'au début des années 1990, quand tout le monde déclarait que le marxisme était mort et que je faisais cours à environ sept étudiants ennuyés- des gens qui ne pouvaient trouver d'autre cours à suivre.
Mais maintenant le marxisme a fait un grand retour, et il posera très probablement les fondations pour qu'une nouvelle génération commence à penser le monde différemment.

(1) Né en 1935, David Harvey est un géographe britannique. Il a étudié à Cambrdige (UK) et enseigné à l'Université de Bristol (UK), à l'Université de John Hopkins de Baltimore (USA) ainsi qu'à l'Université de New York, où il enseigne l'anthropologie. Il est l'un des fondateurs de l'approche marxiste en géographie, mais aussi un spécialiste de la pensée économique de Karl Marx.
(2) David Harvey The Enigma of capital and the crises of capitalism Profile Books, 2010, pp256, £14.99
(3) les fêtes mobiles sont les fêtes qui, dans le calendrier religieux, ne tombent pas à date fixe. Pâques en est un exemple.
(4) La « chaîne de Ponzi », qui doit son nom à un escroc de la première moitié du vingtième siècle, consiste en une succession d'emprunts se remboursant les uns les autres. Quand les souscriptions se ralentissent, l'arnaque s'effondre.


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