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La mer interieure

Publié le 12 juin 2010 par Pjjp44

LA MER INTERIEURE
LE MANUSCRIT DE LA MER MORTE
"Nous étions venus nettoyer la maison pour la vendre plus cher.Quelques semaines après les funérailles de ma mère, ma soeur avait téléphoné. "Il faut que tu sois là pour le partage". Elle avait insisté, le notaire avait parlé d'acquéreurs éventuels, de gens peut-être intéressés, qui voudraient visiter les lieux.
Moi, j'ai tout de suite pensé aux cahiers et je suis venu.
Ils étaient à l'endroit où je les avais laissés, alignés sur l'étagère du cosy-corner de bois sombre. Je parle de cahiers brochés, papier glacé, rayures Séyès, petit format. Des cahiers d'écolier de couleurs variées. L'encre est noire ou bleue, cela dépend. Certaines pages sont datées, d'autres non, mais les événements qu'elles retracent me permettent aisément de les situer dans mon passé.Je faisais peu de cas du destin de la maison. Ni les misérables bibelots de ma mère, ni même ses effets personnels ne suscitèrent la moindre émotion. Je l'ai dit, seuls les cahiers m'intéressaient. J'étais alors convaincu que la tâche de recopier m'épargnerait, celle bien plus douloureuse de me souvenir.
Mon frère et ma soeur se partagèrent le modeste inventaire. Leurs conjoints prenaient des notes, dressaient des listes avec l'avidité de ceux à qui la vie n'a jamais fait de cadeaux. Ils ouvraient les placards, dérangeaient les piles de draps dans l'espoir secret d'y découvrir u improbable pécule. Ils soulevèrent même les lattes du plancher. Ils fouillèrent les recoins les plus obscurs de la cave et des combles. J'aurais pu leur dire que les ourlets des rideaux seraient vides, comme les murs qu'ils sondaient discrètement, du poing fermé. J'aurais pu leur dire cela et pourtant je me contentais de les suivre de pièce en pièce, curieux de voir jusqu'où les pousserait leur manège.Enfin la maison fut vide. Sur les murs, des empreintes poussiéreuses traçaient les silhouettes des cadres bon marché et des meubles en formica.
Dehors, il pleuvait. Ma soeur demanda une dernière fois si j'étais bien sûr de ne rien vouloir  garder. Je dis non, seulement les cahiers, le reste, on peut bien le brûler, pour ce que ça vaut. Elle haussa les épaules. Le frère ajouta que le notaire enverrait un chèque une fois les papiers signés. Je dis bon, parfait, adieu. Nous nous serrâmes la main, nous nous frôlâmes la joue. La soeur ouvrit son parapluie pour abriter ses trois pas jusqu'à la voiture mais ses chaussures à haut talon plongeaient dans la boue du jardin. Les conjoints me jetèrent un dernier regard soupçonneux. Si j'emportais si peu, n'était-ce pas que j'avais trouvé beaucoup plus?
Je restais seul. J'ouvris le coffre de ma voiture et j'y déposai le carton lourd de mon héritage. Puis, je me retournai pour une dernière fois contempler ce lieu où j'avais si peu existé.
J'avais écrit dans un des ces cahiers dont je ne cesse de parler:"C'est devant chez nous que la mer vient mourir, charriant à perte de vue ses épaves et ses cadavres.Cette mer agonisante est sans reflets, sans profondeur même, d'une couleur anthracite bleutée.De l'autre côté de la péninsule, il y a l'océan. Celui qui aspire le vent jusqu'à la grève. Les gens vont regarder ce paysage-là, pas le nôtre. Que viendraient-ils faire ici, au bord de notre mer morte? Ils passent très vite sur le pont, en se bouchant le nez.De ce côté de la péninsule, il n'y a rien à voir: un moloch de béton noirâtre, vestige de la guerre, des entrepôts déserts, une décharge publique saturée sur laquelle l'herbe commence enfin à pousser.Avant que les camions ne viennent recouvrir les ordures de terre fraîche, les ailes des mouettes y frémissaient. Ou  peut-être étaient seulement des papiers gras?Elles sont partiesRestent les pas hâtifs des passants qui vont vers le vent. Les cris des mouettes me manquent...."
Quel que soit son âge, l'auteur de ces lignes est un enfant. Il écrit pour combler la solitude, le rien intérieur. Cet enfant-là, j'ai passé ma vie à souhaiter sa mort. J'ai saisi toutes les chances d'échapper à sa détresse: dans le départ, l'oubli, la métamorphose.
Je suis un homme sans passé.
J'ai emporté les cahiers dans ma voiture, le long de l'autoroute. Je me suis arrêté deux fois, l'une pour diner, l'autre pour faire le plein d'essence. A chacune des ces occasions j'ai pris soin de ne pas quitter la voiture des yeux, seule sous la lumière bleutée du néon.j'ai ahané sous le poids des cahiers dans l'escalier de mon immeuble. J'ai coincé la carton entre le chambranle de la porte et mon genou le temps de tourner la clé dans la serrure. J'ai posé le carton sur mon lit et, sans me dévêtir, j'ai lu.Et j'ai relu. Encore. Et encore. A en faire danser les lignes, à m'en bruler les paupières . J'avais laissé les volets fermés. La lueur jaunâtre de la lampe de chevet m'accompagnait jour et nuit. Rien n'aurait pu m'arracher à cette lecture démente.Journées étranges où je me vautrais. Deux? Trois peut-être?Libre de toute distraction, vide de pensées, j'étais devenu un oeil affamé, happant les mots, l'un après l'autre.
Plusieurs fois, pendant cette période de lecture, le téléphone a sonné. Alors je me suis suspendu à son cri, le coeur battant à tout rompre, terrorisé de cette intrusion. J'ai attendu que le bruit s'essouffle en comptant les coups: huit, dix, douze parfois. il m'a fallu plusieurs minutes pour me calmer, pour pouvoir reprendre la lecture.Des pas aussi sont venus à ma porte.Une main a frappé. Une voix a appelé. Bien sur, il s'agissait ce cette femme dont les traits n'évoquaient  désormais plus rien. Elle s'inquiétait de mon absence, elle alerterait peut-être les voisins, cette femme a qui l'enfant échappait. J'ai étouffé un rire. Ce que je faisais était très vilain. Méchant, méchant garçon de préférer ma douleur à son amour.
Mes lectures successives achevées, je me suis levé.Je retrouvais un corps rigide aux muscles figés dans la position foetale que j'avais adopté d'instinct. Mes membres ne me répondaient plus et je me suis affalé sur le sol. Cela a fait un léger bruit d'étoffe.J'ai pris une douche.Je sentais sur moi ma crasse, ma sueur et la moisissure du papier. L'eau brûlante a coulé sur ma poitrine, sur mon sexe et sur mes cuisses. Tête baissée, je l'ai regardée ruisseler le long de ce corps d'adulte mort.Je me suis donc lavé jusqu'à en vider le chauffe-eau et même un peu plus longtemps. La morsure du froid m'a rappelé à la réalité.Je suis sorti de la salle de bains.Allongé sur le canapé, j'ai fumé une cigarette.Mon corps s'est manifesté. Ce que j'ai pris tout d'abord pour une nausée était la plainte de mon estomac négligé. J'avais faim.Au fond du réfrigérateur, se côtoyaient une bouteille d'eau et un morceau de beurre rance. Il restait quelques oignons dans le placard à légumes. Je les ai fait frire avec un peu d'huile et j'ai mangé, nu, à même la poêle. Ils ont collé au fond comme du caramel. C'était sucré, c'était bon; c'était sans importance. Il fallait simplement que mon corps d'homme se taise.
Tous ces gestes sont ceux d'un fou. Je le sais. mon expérience paraîtra sans aucune doute insensée à ceux qui, peut-être, la liront. J'étais alors en état d'apnée. Il semblait indispensable de me défaire des contingences physiques telles que l'alimentation du corps et son fonctionnement. J'ai appris depuis que la plongée se serait poursuivie dans la foule du métro, dans la promiscuité des bars et même dans l'exercice quotidien de mon métier. Elle exigeait cependant la plus grande solitude intellectuelle. Je suis donc heureux de ne pas avoir cédé aux injonctions du téléphone et de ne pas avoir revu la femme qui venait parler à l'homme.
Une fois mon corps rendu muet, je suis retourné à mon lit. lové autour du traversin, j'ai pris garde de ne pas fermer les yeux. L'absence de sommeil était l'aboutissement logique de mes journées de lecture et de faim. Aujourd'hui, je trouve consternant cet acharnement à la souffrance. Inutile, tout cela. Inutile.
J'ai pensé au manuscrit, soigneusement remballé au pied de mon lit. Ses remugles de cave flottaient dans la pièce. La lecture achevée, les cahiers avaient perdu leur poids d'objet. Les mots ondoyaient en moi, désincarnés.Les pages avaient la légèreté des ailes de mouettes si chères à l'enfant. j'aurais pu les brûler à ce moment précis. Elles avaient retrouvé leur place. Elles avaient été écrites pour cela, pour un jour refaire leur chemin dans ...Dans quoi? mon cerveau? mon coeur? mon âme? Ce qui en tenait lieu et se manifestait si rarement.../..."extrait de "La mer intérieure" un livre de -Aude Le Dubé- nouvelle- Editions Coop Breizh

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