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Entretien avec Jean-Christophe Yoccoz .

Publié le 14 juin 2010 par Guy Marion

“Les élèves attirés par les mathématiques doivent être rassurés”

Professeur de mathé­ma­tiques au Collège de France, il reçut aussi la médaille Fields en 1994. Jean-Christophe Yoccoz nous accorde un entre­tien exclu­sif dans lequel il nous explique son par­cours, son rôle au sein de la Fondation Sciences Mathématiques, et nous livre sa vision de la recherche et de l’enseignement des mathé­ma­tiques aujourd’hui. Entretien avec Jean-Christophe Yoccoz .

Pouvez-vous vous pré­sen­ter et décrire votre domaine de recherche ?

Né d’un père phy­si­cien et d’une mère tra­duc­trice lit­té­raire, j’ai été élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm de 1975 à 1979. C’est Michel Herman qui a été mon maître comme mathé­ma­ti­cien ; Albert Fathi, Adrien Douady et Jacob Palis (à Rio de Janeiro) m’ont aussi beau­coup aidé dans mes années de for­ma­tion. J’ai été atta­ché de recherches au CNRS, puis pro­fes­seur à l’Université Paris-Sud (1988–1996) et suis depuis 1996 pro­fes­seur au Collège de France, titu­laire de la chaire d’équations dif­fé­ren­tielles et sys­tèmes dynamiques.

J’entretiens de forts liens et de nom­breuses col­la­bo­ra­tions avec le Brésil, depuis que j’ai exé­cuté au début des années 80 mon ser­vice mili­taire en coopé­ra­tion à l’Instituto de Matematica Pura e Aplicada de Rio de Janeiro. Je suis membre de l’Académie des Sciences depuis 1994 et ai obtenu la médaille Fields en 1994.

Mon domaine de recherches est la théo­rie des Systèmes Dynamiques. C’est une branche des mathé­ma­tiques qui a été fon­dée par Henri Poincaré à la fin du XIXe siècle. En deux mots, l’objectif de la théo­rie est de com­prendre l’évolution à long terme de sys­tèmes (d’origine phy­sique, bio­lo­gique, écono­mique, ou pure­ment mathé­ma­tique) dont on connaît l’évolution à court terme.

Pouvez-vous nous don­ner si pos­sible quelques exemples concrets d’applications de vos recherches?

Je tra­vaille sur des pro­blèmes de nature théo­rique plu­tôt que sur des pro­blèmes direc­te­ment liés aux appli­ca­tions. Cependant, la théo­rie des Systèmes Dynamiques est issue de pro­blèmes liés à la phy­sique, en par­ti­cu­lier à la Mécanique céleste (le mou­ve­ment des corps célestes sou­mis aux forces de gra­vi­ta­tion) et à la Mécanique sta­tis­tique. Ma seule incur­sion directe du côté des appli­ca­tions est l’élaboration et l’étude, au départ avec des col­lègues bio­lo­gistes nor­vé­giens (dont mon frère, pro­fes­seur à l’Université de Tromsö), d’un modèle de dyna­mique des popu­la­tions pour cer­taines espèces de ron­geurs du nord de la Scandinavie, étude pour­sui­vie ensuite par S. Arlot et M.J. Pacifico. Mais toutes les idées impor­tantes de la théo­rie (et des autres branches des mathé­ma­tiques) ont voca­tion à avoir tôt ou tard des retom­bées du côté des appli­ca­tions. C’est ce que nous apprennent des siècles d’histoire des mathé­ma­tiques ; sou­vent, le domaine où les appli­ca­tions se révèlent les plus per­cu­tantes n’existait même pas au moment où les idées théo­riques ont vu le jour.


Actuellement dans vos recherches, que rêvez-vous de découvrir ou de résoudre?

Un mathé­ma­ti­cien est tou­jours en train de réflé­chir sur de nom­breux pro­blèmes à la fois, en espé­rant résoudre au moins cer­tains d’entre eux. Parmi les pro­blèmes sur les­quels j’aimerais faire des pro­grès, citons celui-ci, qui remonte essen­tiel­le­ment à Poincaré : pour une trans­for­ma­tion du disque(2) qui pré­serve les aires, observe-t-on en géné­ral avec pro­ba­bi­lité posi­tive sur les condi­tions ini­tiales un phé­no­mène de diver­gence expo­nen­tielle des orbites voi­sines ? Posée sous cette forme, je crains que la ques­tion ne soit trop dif­fi­cile pour que j’en voie la solu­tion, mais il n’est pas inter­dit d’espérer…

Quelle est votre fonc­tion au sein de la Fondation Sciences Mathématiques de Paris ?

Un rôle de repré­sen­ta­tion, mais aussi d’expertise scien­ti­fique. Je suis pré­sident du jury du Prix de la Fondation, jury au sein duquel on retrouve plu­sieurs per­son­na­li­tés pres­ti­gieuses. Je sers aussi de lien entre la Fondation et le Collège de France comme ins­ti­tu­tion. Plusieurs événe­ments orga­ni­sés par la Fondation ont eu lieu au Collège de France.

Pour vous, est-ce que la recherche mathé­ma­tique fran­çaise se porte bien ?

La recherche mathé­ma­tique fran­çaise a une pré­sence très signi­fi­ca­tive sur la scène inter­na­tio­nale, qui se tra­duit entre autres par nombres de prix inter­na­tio­naux et invi­ta­tions dans les grands congrès tels que l’ICM(1) qui a lieu tous les 4 ans. La région pari­sienne est la pre­mière au monde par le nombre de mathé­ma­ti­ciens actifs. Pour autant, cette situa­tion favo­rable est loin d’être assu­rée pour le futur. Je vois deux dan­gers. D’une part, il faut s’assurer que les car­rières de cher­cheur et d’enseignant-chercheur res­tent suf­fi­sam­ment attrac­tives, que la dif­fé­rence avec les Etats-Unis ne s’amplifie pas au point d’y atti­rer trop de nos jeunes cher­cheurs. D’autre part, l’un des points forts pen­dant long­temps de notre sys­tème éduca­tif –la détec­tion effi­cace du talent mathé­ma­tique– est mis à mal par les sou­bre­sauts du système.

En tant que grand mathé­ma­ti­cien, quel regard portez-vous sur l’enseignement des mathé­ma­tiques aujourd’hui en France dans le secondaire ?

L’enseignement des mathé­ma­tiques souffre avant tout des pro­blèmes géné­raux du sys­tème sco­laire. Ceci étant, concer­nant les pro­blèmes plus spé­ci­fiques aux mathé­ma­tiques, on ne peut que s’inquiéter de la nette dimi­nu­tion des horaires consa­crés aux mathé­ma­tiques au lycée, et en consta­ter les effets sur le niveau des étudiants à l’entrée dans l’enseignement supé­rieur. Un autre pro­blème très grave est la très faible pro­por­tion de pro­fes­seurs des écoles ayant eu un par­cours uni­ver­si­taire com­por­tant une bonne for­ma­tion scien­ti­fique et en par­ti­cu­lier mathé­ma­tique. Je crois en effet que le pri­maire est le moment où les bases doivent être soli­de­ment ins­tal­lées. Un recru­te­ment d’enseignants de qua­lité, aux­quels on don­ne­rait une large auto­no­mie sur les détails des pro­grammes, doit être un objec­tif plus prio­ri­taire que telle ou telle réforme des pro­grammes, qui de toute façon ne seront pas vrai­ment appli­qués. Enfin, je suis tout à fait favo­rable à la trans­for­ma­tion du bac­ca­lau­réat en un exa­men à base essen­tiel­le­ment de contrôle continu ; dans l’état actuel, l’année de ter­mi­nale est com­plè­te­ment gas­pillée en bachotage.

Comment atti­rer davan­tage les jeunes vers les mathé­ma­tiques, et pour les plus doués, com­ment leur don­ner envie de pour­suivre dans la recherche?

Deux réponses, à deux niveaux : il faut que l’enseignement des mathé­ma­tiques dans le pri­maire et sur­tout le secon­daire trouve un juste équi­libre entre un appren­tis­sage néces­saire de tech­niques diverses, un peu l’analogue des gammes de l’apprenti musi­cien, et la décou­verte de la beauté des mathé­ma­tiques au moyen de la pré­sen­ta­tion infor­melle de quelques résul­tats clas­siques bien choi­sis. Au-delà, il faut que les élèves qui sont atti­rés par les mathé­ma­tiques soient ras­su­rés quant aux pos­si­bi­li­tés de car­rière que celles-ci offrent.

Sandra Ktourza


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