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Umar TIMOL : texte.

Par Ananda

Je ne vais pas me résigner aux exactions de l’habitude, ni aux discours convenus car je suis folle, je suis folle à lier, je ne vais pas me conformer à vos règles, je n’envisage pas d’ânonner la pensée bien pensante, je ne vais pas vous dire ce que vous voulez entendre, je ne suis pas comme vous, j’ai dévalé tant de rues, j’ai vu tant de choses, je ne suis pas l’adepte d’un quelconque masochisme intellectuel, je ne me vautre pas dans l’envers de votre décor pour m’amuser, je suis folle mais lucide, lucide mais folle car j’ai dévalé tant de rues et j’ai vu tant de choses, je sais l’ordre du monde, j’ai vu tant de charniers, dix mille ans d’histoire ne nous ont rien appris, l’homme est une bête et c’est ainsi qu’il demeurera, j’ai vu des corps ensevelis sous l’argile et les larmes, j’ai vu le complot de la haine, les ordalies de la différence, j’ai vu les dogmes du pouvoir, ses mécanismes et ses origines, sa puérilité et sa faculté à déraisonner les plus sages, j’ai vu l’ordre de l’argent, elle est un acide qui corrode toutes nos empreintes, les plus légères et les plus humaines, acide qui renvoie les plus faibles au verdict des déchets et les plus forts ou les plus chanceux aux fantasques de l’or et de l’inutile, j’ai vu des enfants mourir de faim et j’ai vu des enfants mourir de peur, j’ai vu le catalogue de la nuit, trop de corps déchiquetés, trop de corps déchirés, j’ai vu la démesure de l’histoire, on avance pour mieux reculer, la grande roue de la guerre tourne, tourne et tourne, ne cesse de tourner, elle écrase, ne cesse d’écraser tout, même la pulpe de nos rêves, j’ai vu les os de ceux massacrés, torturés, éviscérés, ils sont des millions, ils seront un jour des milliards, j’ai vu des crânes rouillés par l’amertume de l’innocence, mais pourquoi est-ce qu’on m’a tué, pourquoi, pourquoi donc, j’ai vu la botte du soldat qui défonce la mâchoire de l’enfant, j’ai vu l’homme et le femme qu’on torture alors qu’on fracasse l’enfant contre un mur, j’ai vu tous ces visages ensanglantés qui viennent des catacombes, ils sont des millions, bientôt des milliards, visages qui réclament des explications, des excuses mais il n’y a rien à leur, dire, l’homme est ainsi, on n’y peut rien, j’ai vu tant de choses, vous dis-je, j’ai vu surgir de la terre des cataclysmes, j’ai vu le souffle du vent, de la lave, des mers étrangler nos dernières étreintes, j’ai vu la traîtrise et l’hypocrisie, on se déchire à coup de mots, on s’entretue gentiment avec des mots devenus scalpels, j’ai vu les fièvres de la société consumériste, ces nouveaux diktats qui nous maintiennent dans l’entre-deux perpétuel du désir et de sa jouissance, j’ai vu vos tiraillements et vos peurs, j’ai vu vos démons, j’ai vu ce qu’il adviendra un jour quand on déclenchera l’apocalypse car on a ce pouvoir et on le fera, on répandra sur toutes les terres les fissions du sang et de l’atome et je ne veux et je ne peux me complaire dans la quiétude de la lâcheté, je ne peux certes rien faire car je suis comme vous et sans doute pire et je me répète, je suis folle, je suis folle à lier, rien me fera taire, rien n’usera les déclinaisons insensées de mon verbe et je l’ai tué, oui je l’ai tué car nul n’a le droit d’être en ce monde, tout est imposture et je l’ai tué avec mes mains, parce qu’il n’avait pas le droit être, parce que je suis folle, parce que ce monde est trop cruel, parce que je suis folle, oui je l’ai tué, allez-vous en, foutez le camp, cessez de me regarder, de me juger, cessez de dire qu’elle délire, je suis lucide et plus que lucide, je crois vous l’avoir dit, j’ai vu tant de choses, j’ai dévalé tant de rues, je sais de quoi je parle, je suis folle, folle à lier mais je sais de quoi je parle et j’ai eu raison de m’en débarrasser car on n’a pas lieu d’être ici-bas mais dites-moi, est-ce que ma maman est là, est-ce ma maman m’entend, est-ce que c’est elle qui me parle, où es-tu, maman mais j’ai vu tant de choses, j’ai dévalé tant de rues mais je l’ai tué et j’ai eu raison de le faire n’est-ce pas, dis-moi, toi qui sait tout, mon ange, dis-moi que j’ai eu raison de le faire.

Extrait de Journal d'une vieille folle.


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