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Histoire de français: Témoignage d’une tête carrée

Publié le 16 juin 2010 par Raymond Viger

Lorsque vous avez été isolé du monde par un long séjour en prison, vous cherchez des façons de vous reconnecter à la vie que vous avez laissée derrière vous. Cette soif d’appartenance peut prendre plusieurs formes. L’une d’elles implique un jeu télévisé que je regarde depuis mon adolescence.

 

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En grandissant dans l’enceinte d’une école où j’ai aussi été éduqué, à Westmount, je n’ai eu accès que très rarement à la langue de Molière telle qu’elle est parlée au Québec. L’école Selwyn House est aujourd’hui mieux connue pour ses professeurs que j’ai eus et qui étaient des pédophiles. On ne parle pas de la piètre qualité de son éducation.

Selwyn House


Des portraits de la Reine ornaient les murs des corridors et pas une syllabe de joual ne devait être entendue dans l’enceinte de ces couloirs marbrés. En effet, Selwyn House recrutait ses professeurs francophones partout sauf au Québec pour ne pas être contaminée par l’accent régional. Ainsi, ma classe a parlé une année un français marqué par l’accent du Yorkshire, dans le nord de l’Angleterre: «Bon-jurrr…». Puis, pendant deux ans, alors que notre professeur de français était une princesse russe, nous prononcions le subjonctif avec un chuintement guttural.

Plus tard, nous sommes tombés entre les mains d’un professeur venant de Lyon qui, dès son premier jour, nous a dit que dans la Rome antique, les esclaves faisaient office de professeurs pour les enfants fortunés et qu’il n’avait pas l’intention de s’abaisser à être traité comme un auxiliaire embauché pour servir une bande de gosses gâtés.

Des chiffres et des lettres


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Bientôt, nous nous sommes mis à parler comme de petits bouquinistes des bords de Seine en cravate rayée jaune et blanche. On nous a demandé d’éviter d’écouter les émissions télévisées dans lesquelles les gens du coin parlaient un mauvais français québécois populaire. Quand la télévision câblée nous a finalement relayé «Des chiffres et des lettres», on nous a toutefois dit qu’il était acceptable de la regarder. Ce que j’ai fait. J’ai participé au jeu dans ma tête, et j’ai constaté avec fierté qu’un ti-gars tête carrée comme moi pouvait égaler ou même surpasser les candidats en parvenant à extraire un mot français à la fois étrange et exotique des neufs lettres tirées au hasard et disposées sur une étagère étroite.

J’ai regardé cette émission longtemps après avoir quitté Selwyn House. Je la regardais l’été que j’ai passé en Champagne, envoyé là-bas pour renforcer mes adorables «r» roulés et échapper au péril que représentait le français de Robert Charlebois. Je l’ai regardée lorsque j’étais à McGill.

Au cours de mon emprisonnement à vie, voilà qu’apparaît sur le câble télévisé de la prison, courtoisie de TV5, ce que j’ai reconnu comme un souvenir de jours meilleurs et libres. Une chose à laquelle me raccrocher, une demi-heure pendant laquelle je pouvais faire ce que je faisais jadis, avant de devenir un numéro. Je la regarde aussi souvent que possible depuis la saleté et l’isolement de ma prison.
Chaque jour, les animateurs présentent deux «duels», des casse-têtes envoyés par des auditeurs. Un jour, j’ai envoyé mon propre casse-tête. J’ai écrit que j’étais un «condamné à vie» emprisonné dans un pénitencier canadien et que je regardais leur émission tous les jours.

Environ un mois plus tard, pendant le premier des deux duels du jour, un des juges de l’émission a fixé ses pieds, presque honteux : «Vous savez, il y a des gens dans les prisons qui nous regardent tous les jours. Des moins chanceux que nous.» La co-animatrice a esquissé un sourire charitable. «Oui, a-t-elle dit, C’est vraiment très triste. Nous pensons souvent à eux. Nous recevons souvent du courrier de détenus à travers le monde. On ne leur souhaite que le meilleur», a-t-elle ajouté en secouant la tête.

Je ne suis pas mort !


Ils avaient l’air attristés, comme s’ils venaient d’apprendre la mort d’un des leurs ou une tragédie semblable. Je me suis adressé au téléviseur, souhaitant presque attirer leur attention: «Mais je ne suis pas mort», ai-je dit. «Je suis juste ici et je vous regarde tous les jours.» Jamais mon isolement ne m’a paru aussi total.

Le lendemain, ils ont utilisé mon idée. Mon nom n’a pas été mentionné. Je regarde toujours l’émission les soirs de semaine, lorsque la journée de travail à l’usine de la prison est terminée. Je n’ai jamais envoyé d’autres suggestions. De nos jours, elles arrivent toutes par courriel de toute façon et les détenus n’ont pas accès à Internet.


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