Magazine

Max | Vertige

Publié le 24 juin 2010 par Aragon

tag10.jpgMonsieur Hourdon était inspecteur principal de l'enseignement technique, c'était mon patron. Il m'a dit une fois, oh, ce n'était pas véritablement un reproche, qu'on ne travaillait pas au même rythme. Le sien était endiablé, il courait de réunions en lycées,  de lycées en ministère, dispensait ses conseils, ses inspections, ses grands projets pédagogiques pour former l'élite col bleu de demain, c'est à dire les chômeurs d'aujourd'hui.

Faut dire que mon rythme à moi était lent, caméléonesque aussi, je me fondais dans les murs de mon bureau, j'essayais vainement de comprendre l'âme profonde de l'enseignement technique, j'assistais médusé à la valse quotidiennement folle de monsieur Hourdon.

tag11.jpg
Faut dire aussi que mon début de semaine qui se terminait  immuablement le vendredi à la gare d'Orléans était laborieux. Cette même gare me voyait arriver le lundi matin aux aurores, hagard et hébété, au bout d'une nuit caténaire sans sommeil. Direct au rectorat sans passer par chez moi. Le concierge avait ouvert pour mettre les poubelles sur le trottoir, je montais comme une ombre vers mon burlingue. Ce vieux, si vieux bâtiment était mon allié, je l'aimais bien. Ses parquets me disaient bonjour, ses hauts murs, les plafonds me dominaient des presque trois mètres cinquante de leur toute hauteur. C'est alors que je me glissais sous mon bureau, je me couchais à même le sol, la tête calée sous ma veste roulée en boule et j'attendais huit heures trente en essayant de roupiller un peu.

Vers huit heures mon réveil me disait qu'il était presque temps de sortir de dessous, de me dérouler et d'attendre les pas, la clé ensuite, qui s'immisçerait dans la serrure du bureau de monsieur Hourdon.  La journée commencerait alors.

Mon réveil c'était la musique, la chanson plutôt, dispensée par le voisin ou la voisine d'en face que je n'ai jamais vu(e). Sa fenêtre était  juste en face, toujours ouverte et comme la rue  Saint-Étienne est étroite, le son me parvenait comme si c'était moi-même qui avait glissé le vinyle sur la platine. C'était toujours la même chanson, ça a duré une année scolaire entière, sans défaillance. Pratiquement tous les jours et même parfois, plusieurs fois par jour. Costaud le disque. Passionné mon voisin. Heureusement je partageais sa passion, cette chanson m'alimentait.  Nous alimentait à tous deux, car jamais au grand jamais mon cher voisin et moi n'avons été saturés. Vertige de l'Amour.

alain-bashung-vertige-de-lamour.jpg
Elle me remontait cette chanson. Comme la clé d'une comtoise. Elle me donnait vie, énergie. Surtout en ce temps pas trop béni de ma vie où les trains de nuits et mes soucis de prime vie  professionnelle et  autres responsabilités familiales car ma petite famille résidait à sept cents kilomètres de la bonne place du Martroi, oui tout ça me bouffait quelque peu ma toute substantifique moelle...

Mes collègues d'Orléans m'ont dit par la suite que monsieur Hourdon est mort en service commandé. Il était dans sa bagnole garée dans le parking du lycée technique où il venait apporter une fois encore sa haute technicité, son vrai savoir d'inspecteur principal de l'enseignement technique. Travaillant jusqu'au bout, comme Molière mais dans un autre style, il s'est tué à la tâche, il est mort sur scène mon inspecteur. Une crise cardiaque l'empêcherait définitivement de poursuivre sa farandole sur les ailes d'acier des machines-outils d'un atelier de tourneur-fraiseur, sur celles des machines à écrire d'une section dactylo, ou au coeur des bielles, des rouages et des culasses des camions et des voitures bichonnées par les arpètes qui préparaient le CAP de mécanicien auto.

Je ne sais pas si monsieur Hourdon a pris le temps avant de mourir d'écouter Bashung, Léo, Brassens ou les Pink Floyd... J'aurais tellement aimé lui offrir "l'Éloge de la lenteur" de Carl Honoré ou "l'Homme pressé" de Paul Morand.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Aragon 1451 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte