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Obscurité (35)

Publié le 27 juin 2010 par Feuilly

Un fois arrivé au gué, l’enfant tenta en vain de se débarrasser de Pauline, mais cela fut plus difficile que prévu. Il croyait lui demander d’attendre l’arrivée (fort improbable, certes) du fameux cheval blanc serti de diamants qu’elle avait inventé dans son jeu. Mais la petite n’était quand même pas idiote et il fut impossible de lui faire avaler une pareille couleuvre. En réalité, non seulement elle avait déjà deviné qu’il voulait l’abandonner dans ce lieu solitaire, mais en plus elle flairait qu’il lui cachait quelque chose. Elle n’avait donc pas l’intention de le lâcher d’une semelle et le lui fit comprendre de la manière la plus claire. Puisqu’il avait désobéi en s’engageant dans la forêt, elle se ferait fort d’aller tout raconter à leur mère s’il n’acceptait pas sur le champ qu’elle l’accompagnât jusqu’au bout de son expédition. Quant à sa propre présence en ces lieux interdits, elle dirait tout simplement qu’il l’avait obligée à le suivre. Elle rappela si besoin était qu’elle savait mentir avec affront, mais cette dernière remarque n’était pas nécessaire. Déjà, l’enfant cédait : bon, puisqu’il en était ainsi, elle l’accompagnerait jusqu’au bout de cette promenade, mais à la condition de ne jamais rien révéler de ce qu’elle verrait. Pauline promit tout ce qu’il voulut et fut la première à se remettre en route, tant elle était impatiente de découvrir la clef du mystère.

Elle ne dut pas attendre longtemps car bientôt le son langoureux du violoncelle s‘éleva au milieu des bois. Elle fut pour le moins intriguée. L’enfant, lui, était à la fois transporté d’enthousiasme (« Elle » était venue !) et particulièrement contrarié. Qu’allait dire la jeune fille en le voyant arriver avec sa petite sœur ? Il se sentait complètement ridicule. On n’avait jamais vu cela, fixer un rendez-vous avec une fille et y venir en compagnie d’une autre fille. C’était pour le moins incongru. Mais à la limite cela aurait pu le grandir aux yeux de la musicienne si cette personne avait au moins eu son âge. Elle aurait cru dans un premier temps que c’était sa petite amie et puis voilà. Il aurait suffi ensuite de démentir. Mais ici : arriver avec une gamine ! Et sa sœur en plus ! Quelle honte ! Ils auraient l’air de deux gosses qui viennent admirer sottement un instrument de musique. L’adolescente croirait qu’il n’avait rien compris aux frôlements des doigts, au tee-shirt entrebâillé sans doute à dessein, au rendez-vous plein de promesse… Pourtant il n’était venu que pour cela, ça oui, alors ! Qu’est-ce qu’il s’en moquait, dans le fond, du violoncelle et de la musique… Mais ces doigts qui effleuraient les siens, ce parfum discret qui l’envoûtait, ces seins qu’on devinait… Ah, voilà tout ce qu’il allait perdre à cause de cette idiote de Pauline qui n’était pas capable, à son âge, de rester seule au bord d’une rivière. Quelle peste de gamine !

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Il tenta donc encore une fois de trouver un moyen pour la dissuader d’aller plus avant. C’était peut-être dangereux tout cela. On n’avait jamais entendu de la musique en pleine forêt. Il fallait que ce fût là un phénomène extraordinaire et à vrai dire quelque peu surnaturel. En tant qu’aîné, la prudence lui recommandait de protéger sa sœur et donc il lui conseillait fortement de l’attendre là pendant qu’il irait en reconnaissance. Pauline le regarda droit dans les yeux : «Tu te moques de moi ou quoi ? Je ne suis pas venue aussi loin pour t’attendre comme une gourde, quand même !¨Présente-la-moi, plutôt, et qu’on n’en parle plus. » « Te présenter qui ? » « Ben, cette fille que tu tiens absolument à rencontrer, tiens. » L’enfant en resta bouche bée. Comment avait-elle deviné ? « Ben quoi, c’est pas difficile, quand même. Il suffit de voir quel air complètement idiot tu as quand on est à table et qu’on dîne. On a vite compris, va. Tu ne parles plus, tu rêves tout le temps et tu inventes plein de mensonges pour pouvoir repartir aussi vite que possible. En plus tu reviens tard et même de plus en plus tard. D’ailleurs maman l’a dit elle–même (« Ce n’est pas possible, il y a une fille là-dessous. ») Alors voilà, puisque je suis venue pour la voir, présente-la-moi tout de suite. J’attends. En tout cas elle joue drôlement bien de la musique, il n’y a pas à dire. Mais n’oublie pas, quand même,  que je suis ta sœur et qu’elle ne l’est pas. C’est moi qui ai tous les droits et pas elle. C’est moi que tu dois protéger et pas cette inconnue. C’est avec moi que tu dois jouer et pas avec cette étrangère. Ca ne serait pas juste ! »

Là-dessus Pauline baissa la tête et on aurait pu croire qu’elle allait se mettre à pleurer. Ruse féminine ou vérité ? L’enfant n’en savait strictement rien et il était un peu perdu, parce que son secret, qu’il croyait si bien gardé, avait été découvert sans la moindre difficulté. Mais il était ému aussi car il sentait comme une faille derrière le ton fanfaron de sa sœur. On aurait dit qu’elle pressentait un danger et qu’elle avait peur d’être abandonnée. Il repensa à leur histoire : cette fuite devant l’agressivité du père, ce manque d’amour cruellement ressenti, leur errance depuis des jours et des jours, l’incertitude du lendemain… Alors il se dit qu’il était normal, finalement, qu’une petite fille de sept ans s’accrochât désespérément à son grand frère dans de telles circonstances. Le fait qu’il se rapprochait d’une autre personne ne pouvait que la déstabiliser et l’inquiéter. Il lui fallait donc emmener Pauline avec lui, cela semblait aller de soi.

Mais d’un autre côté, lorsqu’il voyait la scène de leur arrivée dans la clairière à travers les yeux de la jeune fille, il continuait à se sentir complètement ridicule. Partagé entre l’amour certain qu’il éprouvait pour sa sœur et l’attirance tout aussi certaine qu’il manifestait pour cette fille, il ne savait quelle attitude adopter.

Cependant, avait-il vraiment le choix et Pauline n’avait-elle pas déjà décidé pour lui ? Alors il ne dit rien et reprit sa route en direction de cet endroit magique d’où s’élevait toujours cette mélodie à la fois tendre et tragique. On aurait dit que la musicienne mettait toute son âme dans ce qu’elle jouait et plus ils approchaient, plus il sentait toute la tension qu’il y avait dans ce morceau. Était-ce un compositeur célèbre qui avait écrit cette partition ou bien l’adolescente improvisait-elle en fonction de ce qu’elle ressentait ? Il était tout disposé à croire que cette dernière version était la bonne, tant il avait envie d’admirer et d’idéaliser cette belle inconnue dont finalement il ne savait pas encore grand chose. Il y avait, dans ce morceau qu’elle jouait, de la mélancolie, mais une mélancolie qu’on pourrait qualifier de tendre. Ce n’était pas du désespoir, non, mais plutôt une sorte de tristesse, l’attente de quelque chose qui ne venait pas. L’enfant devinait qu’elle exprimait là une sorte de mal-être qu’il croyait connaître, car lui aussi se sentait envahi depuis quelque temps par le même sentiment, sans qu’il pût en deviner la cause. Était-ce leur âge qui voulait cela ? Confusément, il se rendait compte que le monde magique de l’enfance était terminé pour lui et qu’il abordait maintenant une autre partie de son existence, une partie faite de doute et d’incertitude et qui lui faisait un peu peur. Comme lui faisait peur cette attirance nouvelle pour le corps de la jeune fille. Jamais auparavant il n’avait eu ce genre de réaction et il avait pu voir des milliers de fois sa sœur déshabillée dans la salle de bain sans qu’il en éprouvât le moindre émoi. Or ici, un tee-shirt un peu entrebâillé et il était dans tous ses états. Le mot « peur » ne convenait d’ailleurs pas pour décrire cette situation car ce qu’il ressentait était au contraire très agréable, délicieux, même. Mais il avait quand même une sorte d’inquiétude face à cette attirance car il ne savait pas trop ce qu’il convenait de faire pour la concrétiser et la dépasser.

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Bref, toutes ces idées s’entrechoquaient dans sa tête pendant qu’ils continuaient d’avancer, si bien qu’ils se retrouvèrent à la clairière sans même qu’il s’en rendît compte. La musicienne arrêta de jouer sitôt qu’elle les vit. Comme ils restaient là, interloqués, elle leur fit un petit signe et tout en souriant leur dit d’avancer. « C’est ta petite sœur ? Tu ne m’avas pas dit que tu avais une sœur. Elle est bien jolie, dis donc. » Quelque part, il se sentit rassuré, mais en même temps les choses étaient en train de se dérouler comme il le craignait. Elle était elle, l’adulte et eux les enfants. Et en effet, pendant la petite heure durant la quelle ils discutèrent, elle s’adressa surtout à Pauline, à qui elle apprit également à jouer du violoncelle. L’avantage, tout de même, c’est qu’elle parla d’elle et qu’il en apprit un peu plus sur son compte. Elle n’habitait pas du tout dans un château, mais dans une vieille ferme, tenue par son père déjà âgé. Sa mère était morte il y avait pas mal d’années déjà et elle se sentait un peu seule, ici, au milieu des bois. Comme les jeunes de son âge, elle aurait bien aimé sortir, voir du monde et même, ajouta-t-elle en rougissant, rencontrer des garçons. Mais il n’y avait personne dans ce désert et en disant ces mots elle planta ses yeux dans ceux de l’enfant qui en fut tout retourné et qui sentit comme des picotements dans tout son  être. A la fin, ils descendirent vers le bas de la clairière, empruntèrent un petit chemin et elle leur montra de loin la ferme de son père.

C’était une vieille bicoque, à moitié en ruine, avec une bonne vingtaine de stères de bois de chauffage qui séchaient en plein soleil et qui faisaient devant la maison  comme une barricade infranchissable et peu accueillante. Dans les étages, des carreaux avaient été cassés et n’avaient pas été remplacés, si ce n’était pas une feuille de plastique. Sur la droite, au milieu d’un pré en friche, une espèce de marre qui avait dû être un superbe étang servait d’abreuvoir et de piscine aux cochons. Deux truies énormes d’au moins quatre cents kilos chacune étaient d’ailleurs vautrées dedans, tandis qu’un verrat, plus imposant encore, les regardait avec ses petits yeux libidineux. Deux grandes dents, qui n’étaient pas sans rappeler les défenses du sanglier, sortaient de sa mâchoire et c’est sûr qu’on n’aurait pas osé s’approcher d’un pareil monstre  sans être  accompagné par le propriétaire. Comme si cela ne suffisait pas, trois chiens enchaînés, des molosses de belle taille, s’étaient mis à aboyer avec rage dès qu’ils avaient aperçu les visiteurs.

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Le contraste entre cette espèce de taudis perdu au milieu des bois et la grâce de la jeune fille était saisissant. On ne comprenait pas comment elle avait pu appendre la musique dans un pareil endroit ni comment elle parvenait à jouer des mélodies aussi belles et aussi gracieuses quand on voyait dans quel milieu elle vivait. Pauline elle-même perçut ce contraste et si elle ne dit rien, elle n’en pensa pas moins.

Mais déjà il fallait se quitter, car ils n’étaient pas censés s’être aventurés dans la forêt et auraient dû rester près de la maison. Impossible, pourtant d’avouer la vérité sans se montrer complètement ridicules. Aussi, quand l’enfant bredouilla qu’il était vraiment désolé, mais qu’aujourd’hui il ne pouvait pas rester longtemps, sa sœur vint à son secours et trouva sur le champ une explication plausible. Une grande ballade en voiture à travers le plateau de Millevaches était prévue et s’ils ne se dépêchaient pas, ils allaient la   rater. Décidemment, Pauline était peut-être une peste, mais elle était drôlement efficace quand il le fallait et quand elle voulait…

On se quitta donc en se promettant de revenir le lendemain. On se fit la bise, mais quand ce fut le tour de l’enfant, les lèvres de la jeune fille vinrent effleurer le coin de sa bouche, par inadvertance sans doute. Il la regarda, surpris, et l’éclair qu’il perçut alors dans son regard à elle le bouleversa complètement. D’autant que ce regard dura au moins trois secondes, ce qui, dans de telles circonstances, est une éternité. C’est donc le cœur battant à tout rompre qu’il reprit le chemin du retour. Arrivés à la lisière de la forêt, ils firent un grand signe qui leur fut aussitôt rendu, puis ils rentrèrent chez eux. Tout le long de la route, il ne fit que rêver à ce baiser un peu particulier qu’il venait de recevoir et surtout à l’éclat du regard qu’Elle avait eu. Il était le garçon le plus heureux du monde.

Par contre, quand ils arrivèrent à la maison, ce fut la catastrophe. Il sut aussitôt que le monde venait de basculer et qu’il ne reverrait jamais la jeune fille : une camionnette de gendarmerie était garée devant l’entrée.

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