Autour du lit, j'ai semé quelques habits. Pâles et effacés sur le sol clair, îlots superbement délaissés. L’île aux trésors flotte sur une mer d'huile... autour. Les barques du monde au loin sillonnent l'horizon, tels des oiseaux nus en partance pour un univers déplacé. Au cœur du lit : des semailles. Une tentative de vie. Un essai de plantation humaine. Mitan du lit, un creux, chaud encore. Un corps, son corps nu, allongé mais compact, un concentré de matière mammifère et odorante. Les bords du lit comme un talus bienveillant. Abritant notre espace d'exilés. Ailleurs est notre monde. Autour du lit, j'ai vêtu les murs d'enregistreurs discrets. Enregistreurs d'ondes alpha et oméga, de variations du désir, d'horizons sonores, de rêves éveillés, d'éveils rêvés, de mots factices, que je revisite quand elle n'est plus là.
Je touche le mur face au lit et j'entends sa voix, je sens le mur au-dessus du lit et je respire son odeur, je bois la couleur des rideaux qu'elle a tirés, et je m'enivre de son goût démesuré. Tout me renvoie à moi-même, à mes propres mots prononcés à tort, à mes faux pas, à mes danses incertaines. Elle se moque de mes enregistreurs, de mes carnets, de mes notes, de mes antennes sensorielles et mutilées. Elle ne veut que le présent, elle n'existe qu'au présent de l'indicatif.
Au centre du lit, une gravité. Gravité non pas dramatique, encore que… Mais fondatrice, structurante. Gravité de notre pesanteur, de mon inertie, du risque de chuter. Le centre du lit est le lieu de la chute, toujours. Autour du lit, le monde. Grave. D'une gravité inéluctable. Chute annoncée. Monde d'humains désemparés ou rieurs. Monde d'hommes armés ou démunis. De femmes seules ou barricadées. D'enfants interdits mais possédés…
Monde indescriptible d'écritures tragiques. Monde que je tiens à bonne distance, que je bloque à cette porte-là de toutes mes forces, que je terrasse par la seule intensité de mon désir, dont j'interdis la funeste intrusion jusqu'ici, jusqu'au milieu. Car au milieu du lit, il y a cette femme. Et sa forme sombre sur le drap clair est comme une alerte. Un signal. Elle est au milieu de ma vie, au milieu de mon monde, pour un temps, pour une nuit, au milieu c'est-à-dire à mi-chemin. Elle est au milieu car elle ne fait qu'un passage. Qu'une halte entre deux rives, entre deux berges. Elle est au milieu de mon lit parce qu'elle est en chemin, et que ce milieu-là lui sert de refuge éphémère. Autour du lit, le néant. Vide. Rien. Aucune matière pour emplir ce vide si ce n'est cette tache sombre. Néant, inutile. Dérisoire, incertain, trop habile pour moi. Néant biologique, organique, pas de vie qui comble. Pas de cri. Un silence à m'en faire fondre les neurones.
En moi, un centre, un milieu, un mitan provisoire. En elle, un geste intérieur qui m'émeut. Autour de nous, un bric-à-brac d'états d'âme fatigués et de signes trompeurs, de fausses routes et de vrais culs-de-sacs, de choix malheureux et de joies carnassières. Autour d'elle, il y a moi, qui la serre et qui l'entoure, mon île mouvante et fabuleuse, que je ne dois pas retenir.