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Espaces maritimes lisses ?

Publié le 07 juillet 2010 par Egea

Voici une petite conversation fort intéressante. Les règles Chattam House m'imposent de désigner les deux protagonistes par Armand et Barnard.... Merci à eux de leurs lumières stimulantes.

Espaces maritimes lisses ?
(peinture tirée d'ici)

Ce débat vient de questions que je posai à Armand et auxquelles il répondait :

  1. 1/ Puisque la mondialisation est maritimisation, ne faut-il pas retourner la géopolitique française, et lui faire privilégier, pour une fois, sa face atlantique plus que sa face continentale ?
  2. 2/ Le développement des opérations de « bon ordre en mer » (constabulary) n’engage-t-il pas un nouveau débat qui renouvellerait celui qu’on a connu autrefois entre jeune école et vieille école : se concentrer sur de petits bâtiments de police, quitte à abandonner les gros bâtiments ? ou, pour être schématique, avoir plus de BPC que de porte-avions ? au risque d’être surpris par une « rupture stratégique » ?
  3. 3/ La puissance est-elle forcément maritime ?
  4. 4/ Le Havre, port du grand Paris, n’est-il pas le moyen de redonner une puissance française ?

J'adore la formule : "la topologie du monde n'est plus euclidienne".

Et vous qu'en pensez-vous : la mer est-elle un espace lisse comme les autres ?

O. Kempf

Armand :

1/ La mondialisation ne peut être que maritimisation mais elle est certainement étroitement liée à l’utilisation intensive des routes du transport maritime et en particulier de l’usage du container. Les principaux signes en sont l’évolution des types de navires (course au gigantisme des portes containeurs à l’exemple des derniers navires de CMA-CGM 13 500 EVP) ou l’engorgement des détroits internationaux tels le Pas de Calais. Mais il y faut également les possibilités de transferts bancaires virtuels, des conditions sociales déséquilibrées (au moins sur le point de la part du coût de la main d’œuvre dans la production), un coût à la tonne transportée faible ou des structures de concentration pour les ruptures de charges adaptées (hub portuaire) qui relèvent aussi d’une politique adaptée des transports terrestres. La question pour la France - ce qui peut la singulariser d’autres Etats membres de l’UE - n’est plus le choix entre la défense de ses frontières terrestres orientales (ou pyrénéenne) et la dimension maritime de la défense (y compris vis-à-vis des territoires ultramarins). Elle est par contre dans le choix des moyens de l’influence qu’elle compte conserver, des zones où elle veut pouvoir intervenir pour la défense (voire la promotion) de ses intérêts et les modes d’action qu’elle compte privilégier en particulier s’il est nécessaire d’y conserver une part d’autonomie.

Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale privilégie l’action sur un « arc de crises » qui, à mon sens est beaucoup trop limité dans son extension dans l’Océan indien. D’ailleurs, je suis intimement persuadé que la topologie du monde a singulièrement évolué et qu’elle n’est plus du tout euclidienne (c’est aussi cela la mondialisation). Nous risquons d’être beaucoup plus affecté par des événements se produisant à Shangai qu’à N’Djamena. Ce n’est donc pas un problème Atlantique vs frontières continentales mais bien de sélection des priorités et partant de choix des modes d’actions adaptés.



2/ Très rapidement : le risque existe dans sa composante débat interne à la marine nationale, ce qui n’est qu’un moindre mal. En effet, la question n’est pas de savoir ce que les armées ont envie de faire mais ce qui va leur être demandé en essayant de ne pas se concentrer sur le seul court terme de plus en plus cher aux politiques. La difficulté va être de concilier :

  • a) une certaine cohérence organique de l’outil (avant tout imposée par la formation et l’entraînement des hommes) avec une prévisible complexification des qualifications requises pour le « constabulary role » .
  • b) un modèle équilibrée de marine dans un environnement compétitif interarmées de démarche capacitaire qui, compte tenu des acteurs qui la conduisent, reste très marqué par des ambitions technologiques et industrielles souvent peu navales.
  • c) les besoins imposés par la dispersion géographique de nos territoires et espaces maritimes sous juridiction(s) et les ambitions affichées (souvent sans réelle appréciation prospective des conséquences et des enjeux) par les décideurs politiques (le plus bel exemple récent est celui des 20% d’aires marines protégées).

Ce n’est pas une quadrature du cercle ; c’est le refus de choisir et de hiérarchiser. On ne met pas en balance l’aptitude à déployer un groupe aéronaval et celle de surveiller et d’intervenir dans les espaces maritimes sous juridiction nationale sur un plan budgétaire : c’est dénué de sens.

La surprise stratégique est peu prévisible dans le temps et l’espace mais elle l’est surtout par sa nature. La vraie question réside sans doute beaucoup plus entre une option d’influence du contexte stratégique (qui aujourd’hui doit tenir compte des limites désormais claires de l’UE) et une démarche que serait purement réactive en essayant de faire du « hedging » i.e. d’avoir une réponse (par essence limitée à chaque fois) pour toutes les exigences envisageables. J’ai la faiblesse de privilégier la première option ; tout en connaissant bien l’attrait de la facilité qu’offre la seconde qui évite de faire des choix et aboutit à des mesures incohérentes et toujours inadaptées le moment venu.



3/ La puissance peut-elle ne pas avoir une composante maritime ? Inutile sans doute aujourd’hui de faire du mauvais Mackinder. Ce qui est certain c’est le succès historique des « marchands maritimistes » qu’ils soient Gênois, Vénitiens, Portugais, Hanséatiques, Hollandais, Britanniques, Américains et sans doute demain Chinois…Sans doute est-il plus efficient de fonder sa puissance sur une démarche maritime que continentale : relation à l’autre ?



4/ Oui cent fois oui, les travaux conduits par Grimbach et son équipe, le dernier rapport préparé pour la CCI du Havre (direction Attali) sont dans une démarche qui sait voir au-delà du fond du puits où la grenouille ne peut voir la mer, qui reconnait où sont les atouts de notre métropole (et c’est de la bonne géographie ou topologie des espaces stratégiques !).

Bernard

Une remarque, toutefois. Dans mon esprit, l’idée de “maritimisation” - y compris dans ses déclinaisons historiques et stratégiques - n’est pas nécessairement à prendre au premier degré (l’eau, la mer, les bateaux...). Selon moi, les marins ont “lancé” un paradigme, celui des “réseaux” et des “espaces lisses” et ils en ont exploré et exploité le “premier cercle”, en l’occurrence les étendues marines. Mais ce paradigme maritime s’étend aussi de facto, structurellement, et “ontologiquement” aux autres espaces lisses : air, espace, cyberespace. La conquête de l’air et de l’espace, mais aussi le déploiement de l’Internet participent donc à mes yeux de cette maritimisation du monde.

Armand

Cher ami, J’aime assez le défi conceptuel que vous proposez. Néanmoins il me semble que même si l’internet est indissociable de la mondialisation, il y a dans l’aspect maritime un caractère particulier qui n’est pas partagé par les autres espaces lisses : celui très concret du mouvement de matières pondéreuses. Il ne s’agit pas d’échanges virtuels ou d’informations mais bien de marchandises brutes et/ou manufacturées. Par ailleurs si de nombreuses caractéristiques des divers espaces présentent de fortes équivalences topologiques ; la dimension temporelle change également la donne : ainsi par exemple « to poise » est une posture majeure de la stratégie navale peu envisageable dans le domaine aérospatial (et encore pour un certain temps) : d’où découlent toutes notions telles que « fleet in being » ou de « long distant blockade » voire une approche totalement différente du ciblage stratégique ou opératif, sans parler des conséquences pour la dissuasion nucléaire (ubiquité et dilution permises par les sous-marins) ou pour la mobilité associée à la projection de puissance. Bref il me faut réfléchir un peu plus sur les conséquences d’une telle extension du paradigme maritime afin de m’assurer de ne pas, par une conceptualisation trop globalisante, perdre dans la richesse des possibilités stratégiques offertes. Peut-être n’est ce qu’une question de perspectives ou d’horizon temporel.

Bernard

Il existe bien évidemment d’énormes différences entre les différents “espaces lisses”, mais n’en existe-t-il pas aussi entre les différents “espaces visqueux” : la ville, la montagne, la jungle, les régions côtières, les marais, les plaines, etc., possèdent toutes bien plus que des caractéristiques différentes, parfois presque des natures différentes, et qui ne sont pas sans conséquences (stratégiques, opératives ou tactiques) sur les façons (et les moyens) d’y mener la guerre. Ces espaces “visqueux” n’en possèdent pas moins une caractéristique commune et peuvent être regroupés dans une super-catégorie. Les points communs entre les différents espaces lisses ne sont-ils pas, en dernière analyse et au final, supérieurs à leurs – très réelles – différences ? Ne convient-il pas précisément de prendre le recul nécessaire et suffisant pour s’autoriser à proposer pareilles “méta-catégories” ?

Ce qui, bien entendu, ne doit surtout pas empêcher d’étudier lesdites différences, leurs interactions, leurs oppositions, etc. C’est peut-être précisément là que résiderait le chantier intellectuel (immense) le plus fécond, et qui permettrait aussi de dépasser le Mal (avec une majuscule !!) le plus nocif et le plus diabolique de notre époque, dans le domaine intellectuel en tout cas : j’ai nommé la fragmentation extrême du savoir et de la pensée (l’historien François Dosse parle d’ “histoire en miettes”) et l’impossibilité qu’il y a à relier les points (et les savoirs), à proposer de grandes catégories, de grands récits, etc., sous peine d’accusation de faire de l’idéologie et, peut-être pire, de se faire accuser d’être anti-scientifique. “La plus grande ruse du diable, disait Baudelaire, c’est de nous faire croire qu’il n’existe pas.”

Parmi les points communs de ces espaces lisses qui, selon moi, transcendent leurs différences, on peut citer : le fait que l’être humain n’y habite pas, qu’ils sont isomorphes et qu’ils peuvent être pensés (et “agis”) comme des grilles/réseaux quasi parfaits. En revanche, parmi les différences majeures, j’en vois une qui passe avant toutes les autres : un rapport général au temps (vitesse de déplacement des mobiles + possibilité de quasi permanence) quantitativement (mais pas qualitativement !!) différent sur la mer par rapport aux autres espaces lisses. Ça n’est pas rien, certes, mais est-ce pour autant suffisant au regard des points communs précédemment énoncés pour justifier une différence de nature ?

Bien entendu, les océans représentent peut-être les plus “visqueux” des espaces lisses, mais il n’en reste pas moins que c’est à partir de leur conquête (et des instruments de celle-ci : outils théorico-mathématiques – mais également philosophiques -, cartes, instruments de mesure, navires, TSF, etc.) que les autres espaces lisses ont pu être abordés, et pénétrés. Par ailleurs, et je sais qu’il s’agit de détails, mais ces détails “parlent” : regardez attentivement les gravures ou les photographies représentant les premiers objets volants – ballons, dirigeables, aéroplanes – et regardez quels sont les personnels qui les mettent alors en oeuvre... Des marins ! Ça n’est pas qu’anecdotique. Naturellement, les marins d’alors étaient convoqués pour des tâches conçues comme par évidence comme des prolongements de leurs fonctions.

Reste la question des réseaux et de la “maritimisation” (relative et souvent partiellement virtuelle) des espaces “visqueux” terrestres. Elle existe, et elle est même fondamentale (a fortiori aujourd’hui et demain, mais également dans l’histoire la plus lointaine : on pourrait presque avancer que tous les progrès techniques de la guerre terrestre ont consisté en une forme de “navalisation” de celle-ci, y compris la création de la phalange hoplitique, qui crée une sorte de “vaisseau terrestre”), mais ne pourra jamais être parfaite, ni même tendre vers la perfection, comme c’est le cas avec les espaces lisses.


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