Dans le monde arabe, le grand public le connaît pour son talent de dessinateur de presse car il a longtemps travaillé pour Al-Khaleej, un des grands quotidiens de la région, jusqu’à ce qu’on lui refuse la marge de liberté qu’il jugeait nécessaire à l’expression de son talent. En Syrie, pays dont il s’est “tenu à l’écart” pendant 25 ans et qu’il n’a retrouvé qu’en 2005, Youssef Abdelké (يوسف عبد لكي Yusuf Abdelki) est avant tout une des figures les plus importantes du monde de l’art, pour son œuvre plastique bien entendu, mais aussi pour son itinéraire personnel (voir cet article en anglais dans Al-Ahram) et encore plus encore pour sa capacité à réfléchir sur les conditions sociales et politiques de la pratique artistique.
Autant dire que la violente diatribe qu’il a publiée (en arabe : “Les fondements monétaires de l’esthétique céleste de Khaled Samawi”) il y a quelques semaines dans le quotidien libanais Al-Safir n’est pas passé inaperçue. A travers la personne de Khaled Samawi (خالد السماوي), le propriétaire de la galerie Al-Ayyam qui a ouvert à Damas en 2006 et qui est désormais au cœur du boom, artistique et financier, de la peinture arabe contemporaine (voir ce précédent billet), Youssef Abdelké pose en fait la question du devenir d’un art arabe contemporain arrivé à la croisée des chemins.
Pour ne pas s’en tenir à “l’écume des choses” et comprendre les véritables motivations de cet artiste lorsqu’il déclenche cette polémique, il faut probablement revenir à un autre article, un peu plus ancien publié en décembre 2009, toujours dans Al-Safir. “Un art sans frontières (فــن بــلا حــدود) propose en effet une analyse de l’art arabe contemporain qui associe optimisme et pessimisme, une appréciation extrêmement positive de la scène artistique arabe et une inquiétude manifeste sur son devenir. Ci-dessous un résumé qu’on espère fidèle aux idées de l’auteur (du moins c’est ce qu’on espère), mais pas nécessairement à la lettre de son texte.
Abdelké ouvre sa contribution par le constat de la vitalité (حراك) de l’expression plastique dans le monde arabe. Une vitalité dont témoignent les nombreuses biennales qui sont organisées dans la région et qui révèlent un tournant artistique, le tableau de chevalet cédant de plus en plus la place à d’autres techniques en lien avec les pratiques actuelles dans le monde.
Sur la scène plastique arabe, toujours selon Abdelki, les premières décennies du XXe siècle ont ainsi été “hantées” par le désir d’assimiler les techniques occidentales, en lien avec une gamme de sujets incontournables (portraits, natures mortes, etc.). Face au désir d’identification (تماه) avec l’Autre tout-puissant, les pratiques plastiques héritées du passé ont pu sembler avoir perdu tout leur attrait. Mais vers le milieu du siècle, dans le contexte des indépendances, de nouveaux courants ont vu le jour, s’efforçant de concilier techniques occidentales et identité locale en exploitant l’héritage plastique arabe, musulman et même antique (pharaonique, byzantin, assyrien…). A cette époque également, et dans le contexte bien particulier de la guerre froide, a surgi l’opposition entre les tenants de “l’art pour l’art” – et de l’abstraction – d’un côté, contre les partisans de “l’art au service du peuple” et du réalisme, de l’autre.
La tension entre ces deux grandes tendances n’a cessé de se perpétuer, si ce n’est qu’une évolution a fini par s’affirmer de manière de plus en plus manifeste, avec l’apparition de nouvelles pratiques en rupture avec la peinture de chevalet. L’essor des vidéo-art, des installations rendait vaines toutes les discussions sur la spécificité de l’héritage plastique local, sur le réalisme et l’abstraction, sur l’intégration de pratiques esthétiques populaires traditionnelles… Si toutes les écoles pouvaient se reconnaître dans ces nouvelles formes artistiques, elles reflétaient également – c’est Abdelki qui s’exprime ! – un fossé croissant entre les intentions de l’artiste et les réceptions du public.
La scène plastique qui s’est ainsi constituée resterait marginale si elle ne recevait deux soutiens importants : celui des biennales arabes (avec leurs délégués occidentaux qui ne retiennent que ce type d’œuvres), et celui des institutions étrangères dont l’intervention, comme dans d’autres domaines (droits de l’homme, de la femme et autres questions sociétales), influe sur l’évolution naturelle des choses. Il va de soi, souligne Abdelki, que ces pratiques esthétiques sont parfaitement légitimes, mais elles posent la question de leur réception dans leur société d’origine (tout comme les pratiques des pionniers de l’art arabe moderne d’ailleurs, lorsqu’ils s’identifiaient totalement avec les formes occidentales).
Le marché reflète, lui, une réalité toute différente, en ce sens que le tableau y règne en maître, au détriment des formes d’art conceptuel. Il consacre les artistes disparus, et incorpore à petites doses des créateurs actuels, par le jeu de la publicité et des ventes aux enchères organisées par les grandes maisons internationales (Christie’s, Sotheby’s…). En d’autres termes, le marché règne sur les artistes, un marché qui se moque des choix esthétiques et qui ne retient comme seul critère que les bénéfices potentiels d’un investissement financier.
La “carte de l’art arabe actuel” est donc aujourd’hui parfaitement inédite, conclut Abdelki. La recherche d’une inspiration locale, puisée dans l’histoire de la région, a fait place à une identification totale avec l’Occident, en lien avec la domination du marché et alors que le soutien de la puissance publique a disparu depuis longtemps. Si les artistes avaient su résister aux intrusions étatiques dans leur pratique artistique, rien ne dit qu’ils sauront faire face aux assauts de l’argent roi. On peut seulement penser que, comme lors des générations précédentes, certains se contenteront de profiter de la situation en tirant leur épingle du jeu. On peut aussi espérer qu’ils seront quelques-uns à montrer plus de maturité et à faire entendre la voix de l’art.
Illustration tirée de l’article d’Al-Ahram donné en lien plus haut et, ci-contre, dessin de Youssef Abdelki en hommage au journaliste libanais Joseph Samaha.