J'ai deux fois dix mille ans, ma taille semble gigantesque à celui qui pour son malheur me voit. Avant moi, mon père vivait, il m'a transmis le regard, son propre père est né avec la venue des hommes. Ma gueule est porteuse d'écume, mes crocs frangés de nuit sont acérés comme les pics d'une haute montagne, mes pattes sont comme troncs de mélèzes dans la toundra et gris est mon pelage. Tu m'as réveillé petit homme, ton coeur, solitude comme le mien, m'a réveillé.
Depuis hier soir je suis sur leur piste, ils ne pourront pas s'échapper, ils fuient en vain, ils sont perdus d'avance. L'un deux était mort, ma patte a gratté son tombeau et l'a ressuscité des enfers, il fallait qu'il vive à nouveau pour éprouver la peur. Ils fuient désormais dans la nuit, dans une neige épaisse qui ralentit leur fuite, ils tenteront demain d'arriver à la rivière et de prendre une embarcation. Ils ne pourront pas le faire, mon souffle fera geler les eaux, ils devront fuir, fuir encore, fuir toujours.
Je les vois de l'endroit où je suis, ils traversent une grande vallée désolée, je ne les approcherai pas, je ne vais rien leur faire, je pourrai les dévorer d'un seul coup de dent, tous ensemble, les cinq à la fois. Je ne le ferai pas. Mon nom est regard.
Mon nom n'est pas conscience, mon nom n'est pas vengeance, mon nom n'est pas désolation, mon nom n'est pas mort, mon nom est regard. Je suis de la tribu des loups-coeur-du-regard. Nous sommes venus dans les temps anciens avec les hommes et nous portons sur les plus maudits d'entre-eux notre regard. Ces cinq-là se sont désignés à la nuit par leurs actes, ils doivent fuir désormais. Ils ne peuvent plus que faire cela. Ils sont condamnés à cela. Ils demanderont bientôt pitié, grâce, après avoir essayé de me tuer.
Les balles, les armes du monde, les haines les plus tenaces, les malédictions les plus effroyables, les sortilèges les plus puissants, rien, rien de tout cela n'a pas la moindre emprise sur moi, le moindre pouvoir. Mon sang est l'essence du monde, mon énergie vient de celles des huit planètes les plus hautes de notre ciel. Ma puissance est illimitée. Mon coeur me commande depuis l'origine de poursuivre ces êtres maudits et répugnants, de les forcer à se découvrir, de les forcer à marcher, à fuir dans une nuit semi-obscure, désolée et froide sur de grands champs de neige glacés. De les forcer à rencontrer mon regard, à le croiser, à l'éprouver.
Ils arrêteront un jour de fuir, le jour où je l'aurai décidé ; épuisés ils se mettront alors en cercle, dos à dos, ils me regarderont mais leur regard ne portera plus aucune trace humaine, ils ne seront plus rien.
Alors, de lourdes et abondantes larmes noires ruisselleront de leurs yeux, inonderont leurs visages, recouvriront leurs corps. Leurs corps ne seront plus alors que larme noire. Ils verront mon regard avant de disparaître. Je soufflerai sur ces amas de larmes noires. Sur ces cinq corps qui ne seront plus et ils se transformeront lentement, à grande souffrance, en cinq statues de pierre noire.
Ma mission sera terminée jusqu'à ce qu'un autre coeur solitaire et pur me remette sur une nouvelle piste, sur un autre gibier de l'enfer. Sur un homme qui aurait mieux fait de cultiver son coeur que de cultiver le mal pour devoir un jour subir mon regard.