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Clausewitz (VI, 3) Rapports mutuels de l'attaque et de la défense dans la stratégie

Publié le 14 juillet 2010 par Egea

Le précédent sujet évoquait les rapports entre attaque et défense au niveau tactique. Voici ce qu'en dit Clausewitz du niveau stratégique.

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1/ "Il n'y a pas de victoire au niveau stratégique. Le succès stratégique est d'un côté la préparation réussie d'une victoire tactique (...) de l'autre l'exploitation de la victoire obtenue au combat" (p. 268). CVC discerne comme facteurs " 1-l'avantage du terrain, 2- la surprise (...) 3- l'attaque de plusieurs côtés. Ces trois facteurs sont les mêmes que dans la tactique. 4- l'appui tiré du théâtre de guerre, c'est-à-dire les forteresses et toues leurs ressources 5- l'appui du peuple 6- l'exploitation des grandes forces morales". (p. 269)

2/ "Le défenseur à l'avantage du terrain, l'attaquant celui de la surprise. (...) La surprise est un moyen d'action infiniment plus productif et important au niveau stratégique qu'au niveau tactique". Il semble donc que cette surprise soit plutôt à l'avantage de l'attaquant, qui choisit du lieu et du moment de son attaque. Pourtant, Clausewitz s'attache à démontrer le contraire. En effet, "si le défenseur n'a pas à craindre que l'attaquant emprunte une route non défendue (...) il n'a aucune raison d'éparpiller ses forces. Si en effet l'attaquant choisissait une autre route que celle qu'occupe désormais le défenseur, ce dernier a la faculté de se jeter sur lui avec toutes ses forces quelques jours plus tard sur cette route-là. (...) S la progression de l'attaquant s'opère en ordre dispersé, ce que la logistique impose souvent, le défenseur pourra alors fondre sur lui avec toutes ses forces" (p. 270).Notons tout d'abord l'usage du mot "logistique", qui n'est pas si fréquent jusqu'à présent dans le discours clausewitzien : on y reviendra dans quelques instants, car la chose est d'importance. Remarquons dès à présent qu'elle constitue, a priori, une faiblesse de l'attaquant (ce qui mériterait d'être discuté). Surtout, on est impressionné par l'accumulation de conditions que met le maître pour expliquer la supériorité de la défense : "si l'attaquant choisit une autre route, et si elle s'opère en ordre dispersé...." Autrement dit, une tentative de percée latérale paraît improbable à CVC, à cause, une fois encore, de la possibilité de contre-attaque. Elle suppose toutefois que le défenseur ne soit pas bousculé par l'attaque, ou que ses propres lignes logistiques demeurent fiables.... L'attaquant de disperse quand le défenseur se concentre. Il est permis de douter de la portée générale de cette règle.

3/ Mais Clausewitz apporte alors de nouveaux arguments, qui paraissent plus pertinents. "La stratégie mettant en jeu de vastes espaces, celui-là seul qui a l'initiative, c'est-à-dire l'attaquant, peut attaquer par encerclement et enveloppement ; à la différence de la tactique, le défenseur n'est pas en mesure d'envelopper l'enveloppeur" : Clausewitz reprend en fait, la critique que nous soumettions à l'instant.

4/ Il y répond à l'instant : "Mais à quoi sert à l'attaquant d'avoir les coudées plus franches pour attaquer s'il ne peut en tirer parti ? Il serait indu de voir l'enveloppement comme moyen de victoire, si l'on omettait ses effets sur les lignes de communication" (p. 270). "Ce facteur joue peu au premier instant (mais) les lignes de communication de ce nouveau défenseur s'affaiblissent, et le défenseur initial peut désormais tirer parti de cette faiblesse" (p. 271). Plusieurs remarques : 1- Finalement, l'enveloppement permet le succès. 2- Il y a comme un gel subreptice de l'action, puisqu'à son issue, l'attaquant devient défenseur et le défenseur attaquant, ou contre-attaquant : ce glissement laisse songeur et affaiblit en fait l'avantage supposé du défenseur qui se laisse déborder pour avoir la possibilité d'une contre-attaque. Il n'est pas sûr que celle-ci soit toujours possible. 3- La faiblesse en communication pouvait être un facteur stratégique en 1830 : aujourd'hui, chacun admettra qu'on est à peu près sûr de conserver une liaison minimale, ce qui affaiblit l'argument de l'élongation que soulève CVC.

5/ Le maître revient alors sur un argument évoqué en passant, celui de la logistique, même s'il ne prononce pas à nouveau le mot. "L'appui que l'on peut tirer du théâtre de guerre va naturellement renforcer le défenseur. L'armée assaillante, quand elle se met en branle, quitte son propre théâtre et s'affaiblit (...). Plus vaste est le terrain d'opération qu'elle doit couvrir, plus elle s'affaiblit (...). L'armée qui défend (...) n'est affaiblie par rien et reste proche de ses sources d'approvisionnement.". Cet argument logistique, toutes choses égales par ailleurs, constitue indéniablement un avantage pour le défenseur : outre l'histoire, il n'y a qu'à regarder les conflits contemporains et l'importance stratégique de la logistique dans la guerre expéditionnaire. Je m'en suis suffisamment expliqué par ailleurs pour ne pas insister. Remarquons toutefois la similitude, à peine suggérée, entre lignes de communication et lignes logistiques : elle a été relevée l'autre jour lors du colloque sur la logistique.

6/ "L'appui du peuple ne concerne pas toutes les situations de défense, puisqu'on peut mener en terre étrangère une campagne défensive; il n'en dérive pas moins uniquement du concept de la défense : il s'applique à la presque totalité des cas". L'appui des peuples, troisième sommet de la sublime trinité, a évidemment une plus grande efficacité lorsqu'il s'agit de défendre. Est-ce un hasard si en France, le ministère de la guerre s'est très tôt transformé en ministère de la Défense ? de même, ne tolère-t-on l'arme atomique qu'à la seule condition qu'elle soit exclusivement défensive, au point que nul n'a réussi à formaliser une théorie d'emploi offensif ? Enfin, ne constate-t-on pas tous les jours, depuis la deuxième moitié du XX° siècle et les guerres de décolonisation, mais aussi les guerres irrégulières contemporaines, que le défenseur détient toujours un certain avantage, d'autant plus grand qu'il se présente comme défenseur ? n'est-ce pas d'ailleurs la grande ligne idéologique des rebelles afghans, bien plus importante que l'idéologie talibane : rejeter l'envahisseur ?

7/ Clausewitz continue ce chapitre par plusieurs considérations, en évoquant tout d'abord la campagne de 1812. "Toute offensive qui ne mène pas directement à la paix finira sur la défensive" (p. 272) : il est dommage que CVC n'ait pas développé cette idée qui me paraît absolument essentielle. Car en effet, elle évoque un facteur négligé par son analyse, celle du temps et de la durée. L'attaque joue le temps, quand la défense joue la durée. L'attaque a des vertus qu'elle doit rapidement conforter, au risque de redonner, peu à peu, l'avantage à la défense, si (et seulement si, ce qui ne va pas de soi) celle-ci se maintient. "Au stade de la planification d'une offensive, il faut toujours être attentif à cet aspect - la défense qui y fera suite". "Les grandes forces morales jouent aussi bien d'un côté que de l'autre". "Reste à mentionner un facteur secondaire, jusqu'à présent ignoré : le courage, le sentiment de supériorité d'une armée qui prend force quand on est à l'offensive" : il y a en effet une vertu revigorante dans l'attaque : avancer donne l'illusion du progrès, ce que ne produit pas le recul.

O. Kempf


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