Il est aujourd'hui de bon ton d'affirmer que les hommes sont par essence des nomades, qu'ils l'ont été pendant des millénaires, qu'ils sont "naturellement" avides de liberté individuelle et qu'ainsi les patries, les nations, ne sont que des aberrations de l'histoire qu'il est grand temps de balayer. Et bien non, c'est exactement l'inverse qui est vrai.
Et je ne vais pas ici vous parler des Gaulois ; car la civilisation dont nous sommes les héritiers plonge ses racines dans un passé plus lointain encore, l'enracinement lui-même a une profondeur que beaucoup ignorent. Chacun sait que la Dordogne, cette vieille terre des Pétrocores, regorge de merveilles préhistoriques, notamment grâce à des conditions de conservation excellentes : sépultures du Paléolithique moyen, grottes ornées du Paléolithique supérieur, ces chefs-d'oeuvres de notre ancêtre homo sapiens sapiens (Cro-Magon), que le temps a préservés jusqu'à aujourd'hui (Lascaux en est l'exemple le plus célèbre). Mais il y a plus : les sites archéologiques fouillés dans la vallée de la Vézère, dans les environs des Eyzies, montrent une très grande continuité d'occupation, sur plusieurs millénaires parfois ; il y avait déjà, au temps des grands chasseurs paléolithiques, des points d'appuis territoriaux, des repères essentiels structurant la vie sociale. Et ces points d'appuis sont le fondement même de ce que nous appelons civilisation. Car c'est dans un cadre territorial bien défini, la "province préhistorique des Eyzies", que s'est élaboré un ensemble culturel dont "l'homogénéité s'est précocement affirmé" [1]. C'est dans un espace, devenu territoire, s'étendant sur la future terre des Pétrocores, que se définissent peu à peu une perception spécifique de l'au-delà, un premier sens du sacré et un premier sentiment religieux, l'émergence et le développement de l'art, une relation à l'environnement qui évolue en se complexifiant, notamment avec le passage de la prédation à la culture.
Que l'on y songe : les hommes d'Europe ont élaboré, très tôt, un rapport spécifique au territoire, se sont regroupés, dans l'intérêt de tous, et ont noué des liens privilégiés en énonçant explicitement leurs sentiments et leurs perceptions, afin de partager même ce qu'il y a de plus intime et de plus difficile à exprimer, élaborant ainsi un récit commun sur le monde, pilier essentiel de la civilisation
[1] J.-J., Cleyet-Merle, La province préhistorique des Eyzies. 400 000 ans l'implantation humaine, Editions du CNRS, Paris, 1995.