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L’Enfance, Cette Saloperie

Publié le 17 juillet 2010 par Sagephilippe @philippesage

Souvenir d'enfance.jpgJ’ai deux tâches, là, sur le pied. Le pied droit. Une petite et une plus grande. La grande est en dessous.
Quand je les regarde, je ne saurais dire si ça va, ou pas. C’est égal.
Mais j’ai beau les regarder, je ne me rappelle pas. La douleur, oui, un peu. Mais le moment, ça non. Je sais plus. Je devais être marmot. Et sûrement, il faisait beau. Un temps de vacances.
J’aimais pas trop ça, moi, les vacances. Parce que j’étais pas libre. De mes mouvements. Tout était minuté. Surveillé. Compté. Je détestais cette serviette, celle qu’on enroule et qui tient jamais, pour cacher son cul, son sexe, mettre son maillot de bain. Puis l’enlever, une fois la plage terminée. Ça ressemblait à une humiliation. Publique.
Et puis, fallait attendre, avant d’aller se baquer. La digestion, tout ça.
Le reste du temps, ça n’allait pas. Nos jeux d’enfants, par exemple ... Ça y foutait du sable partout. Ça dérangeait. Prière de la mettre en veilleuse, dès fois que nous nous ferions remarquer. Couché ! Au pied ! Rester tranquille ! Que veux-tu faire avec ça ? Regarder les autres vivre, s’ébrouer, rire ou s’embrasser. Jouer au volley, aux boules, au cerf-volant. Les envier. En silence. Avec le désir de foutre le camp, rentrer. Retrouver ma chambre. Et là, seul, peinard, voyager. J’aime ça, moi, voyager. Assis. Un oiseau qui s’envole, le bruit d’une auto, des gouttes de pluie sur une fenêtre, quelques nuages, ça me suffit. Je demande pas plus. Là, je me baigne où je veux, quand je veux. Je m’invente une autre vie, des histoires. Sans un bruit. Dès fois que … Là, j’suis un héros, je sauve des vies en veux-tu, en voilà, et mes parents, ils sont rudement contents.
De moi.
- J’vous l’avais dit, hein, que mon fils c’est quelque chose. Ah sacré fiston !
Et vlan, v’là qu’il m’ébouriffe la tignasse.
- Sacré fiston, qu’il répète.
Ma mère, elle dit rien. Comme toujours. Elle tricote. Pourtant, je lui ai sauvé la vie, là ! ... Non mais, je rêve ! ... Oh ! ... Sans moi, t’y passais, et recta ! ... Tu le sais, ça ?
Mais non, elle relève même pas. Point de croix. Y’a rien à faire. Elle bougera pas. Jamais. C’est ainsi, c’est comme ça. Je pourrais soulever la planète, d’un coup net, elle moufterait pas plus. Elle attaquerait un canevas. Et puis, voilà.
Je sais pas pourquoi j’ai tant besoin de raconter tout ça. C’est peut-être à cause de ces deux tâches, là, sur mon pied droit. Elles ne brunissent pas. Jamais. Non, elles rosissent. Plus je prends le soleil, et plus elles redeviennent cicatrices. Plus elles se voyent. Ressortent, sanguines, ces salopes. Elles non plus, ne bougeront pas. Jamais. C’est pour la vie. Deux points de croix sur ma peau. Putain de canevas ... Quand c’était, je sais plus, j’ai déjà dit que je savais plus, m’emmerde pas ... Mais la douleur, oui. Ça, j’en ai chialé ! Ce devait être de la chaux, quelque chose comme ça. Le pied, il a fumé. Comme si on me le bouffait. Bon dieu, c’que ça faisait mal. Et mon père qu’était pas là. Ma mère, je sais pas … Elle a du maugréer, me traiter comme un moins que tout ; ah sûr, ce devait être encore de ma faute, de mon fait, j’avais dû le faire exprès, tiens ! Juste pour la mettre en rogne. Gâcher sa journée.
- C’que tu peux être gauche, mon pauvre, alors ! Non mais, regarde-moi ça ! Tu peux pas faire attention, non ?
Ah, je l’entends, oui, c’est bien elle. Aucun doute là-dessus. Ça m’fait un mal de chien, je serre les poings, tout c’que j’peux, mais non. Pas le moindre geste de tendresse ou d’inquiétude. Paraît même que j’en verrai d’autres. Et des plus tannées. J’pourrais cramer, ce serait la même.
Dès fois, je me dis que c’est pas vrai. C’est moi qui bagote. Qui m’fais des idées. Va savoir. J’suis peut-être vraiment ce qu’elle prétend : un sournois et compagnie. Un qui fait rien qu’à la contrarier et sciemment. Un sale gosse. Une merde. Un parasite.
Oui, dès fois, je me dis que non, ça n’a pas existé. Y’avait des bras, de la chaleur, un baiser. Quelque chose de réconfortant. Qui donne envie. Envie de vivre et de se battre. Envie de courir, sauter, crier. Crier sa joie au monde entier. Mais non. Elles sont bien là. Sur mon pied droit à moi. Ces deux tâches. Une petite, et en dessous, une plus grosse. Et je les regarde. Encore. Et me dis que voilà : c’est tout ce qu’il me reste.
De mon enfance.
Une saloperie.


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