Les métiers d’avenir :
Le métier n’est pas simple. Les anciens le disaient déja : “le temps fuit comme une ombre” ! Or, quoi de plus difficile que de saisir d’une ombre ? Satan, lui-même, n’est parvenu à s’emparer de celle du capitaine Schlemil qu’en s’assurant le concours d’une célèbre courtisane vénitienne ce qui n’est pas à la portée du premier venu (1).
On peut le regretter, mais l’homme moyen n’a pas, comme le Prince de ce Monde, des colliers de diamants à sa disposition pour rétribuer d’éventuelles collaboratrices. Il en sera donc réduit à tuer le temps avec les moyens du bord et, répétons le, l’entreprise est des plus ardues. Un exemple suffira à le prouver. Le doigt sur la détente, vous vous êtes mis à l’affût, dans un jardin en fleurs (c’est un endroit rêvé pour faire passer le temps, mais vous pouvez préférer la Place de la Concorde ou la terrasse du Bar des Amis). On ne vous a pas menti : Après une attente plus ou moins longue, voilà le temps qui passe. Vous visez, vous tirez. Catastrophe ! Rendu fébrile par l’attente, vous manquez votre cible. Voilà le temps perdu et, autant vous prévenir tout de suite, votre coup est irrémédiablement raté. Tout le monde sait que le temps perdu ne se rattrape pas (on en a même fait une chanson).
Vous l’avez compris. Tuer le temps est un travail de professionnel et même de spécialiste. Pour prétendre en maîtriser la technique indispensable, l’application ne suffit pas, il faut un talent qui confine au génie. Semblable aux coureurs de bois qui firent la fortune de feu la bibliothèque verte. Le vrai tueur de temps joint à l’audace du puma, la ruse du serpent.Adolphe Lumineux, dont je m’honore d’être l’ami, fait partie de cette élite. Il y a deux jours, j’ai eu la chance de l’observer alors qu’on venait de lui annoncer, sans aucune espèce de ménagement, qu’il avait deux heures à tuer. Vous et moi aurions été anéantis par la brutalité d’une telle nouvelle. Pas Adolphe ! Dans un premier temps, il se contenta de quelques bâillements successifs, suivis d’un haussement d’épaule. Il s’agit là d’une gymnastique d’origine orientale, une sorte de yoga en fait, destinée à assurer au corps la souplesse et la détente nécessaires à l’exercice de son art car tuer le temps est un art… Mais le mieux est que je transcrive la suite des évènements tels que je les ai notés sur le carnet de format 10*18, relié en pécari du Bénin, que m’a offert récemment une admiratrice conquise par la pureté de mon profil et les sous-entendus de ma conversation.
10h01 Adolphe examine d’un regard circulaire la pièce où nous nous trouvons. Il constate qu’il la connaît parfaitement car c’est la salle de séjour de son appartement. Il se dirige sans hésiter vers un fauteuil dans lequel il s’assoit. Ce meuble est placé face à un écran de télévision. Une distance, que j’estime approximativement égale ou légèrement supérieure à quatre mètres, le sépare de cet appareil.
10h02 Il met en marche la télévision à l’aide d’un ustensile couvert d’autant de boutons qu’un acnéique juvénile. Il m’assure qu’il s’agit d’une zappette.
10h04 Adolphe manipule l’engin avec une dextérité qui me surprend.
10h21 Après avoir accordé à chacune des 245 chaînes de son bouquet-satellite un moment d’attention dont j’évalue la durée moyenne à quatre secondes, Adolphe laisse tomber la zappette
10h22 il la ramasse et entreprend de réexaminer plus soigneusement les différents programmes dont il vient d’avoir un aperçu.
10h47 Adolphe soupire et il appuie sur un bouton rouge. Le téléviseur s’éteint. La zappette, désormais inutile, est abandonnée sur un bras du fauteuil.
10h48 Nouveaux bâillements suivis de deux haussements d’épaule (sans doute une variante de l’exercice du début)
10h49 Adolphe se lève, va à la fenêtre et s’accoude à la barre d’appui.
11h02 Adolphe se redresse et ferme la fenêtre après avoir tenté, en vain, de cracher sur un troupeau de pigeons en train de picorer les grains de riz qu’une malfaisante vieillarde venait de distribuer à ces douteux volatiles, au mépris des règlements municipaux qui prohibent sévèrement cette pratique.
11h05 Adolphe retrouve son fauteuil. Il a saisi, au passage, le journal sportif auquel il est abonné.
11h06 Il en examine soigneusement les différents titres.
11h15 Il pousse un second soupir puis il pose le journal et reprend la zappette. Va-t-il rallumer la télévision ?
11h17 Non, après avoir manipulé l’objet quelques secondes, il le repose et se dirige vers son ordinateur.
11h18 Il appuie sur un bouton. L’appareil, de marque asiatique, émet un bourdonnement continu agrémenté de signaux lumineux
11h21 Un fond d’Ècran apparaît. On reconnaît le Kilimandjaro et ses neiges en voie de disparition. Au premier plan un troupeau d’antilopes fait de son mieux pour échapper à un couple de guépards.
11h23 Adolphe ouvre sa boîte courriel. Il épluche les messages un à un et découvre qu’il est l’heureux destinataire de plusieurs offres, toutes plus alléchantes les unes que les autres. On lui propose de visiter, pour une bouchée de pain, divers pays exotiques. La fille d’un ministre africain, victime récente d’un coup d’État, est prête à lui céder la moitié de sa fortune à la simple condition qu’il veuille bien lui communiquer un relevé d’identité bancaire récent et le numéro de sa carte de crédit. Un pharmacien d’origine asiatique brade du Viagra au prix de l’aspirine et diverses officines sont à sa disposition pour lui indiquer avec qui utiliser ce remède miracle.
11h50 Adolphe a terminé sa lecture. Il clique sur l’onglet “favoris” de son navigateur
11h51 Nouveau clic sur “A@tu bien pris tes comprimés ?”
11h55 Une fois de plus, le site du Monde.fr pédale dans la choucroute, néanmoins, un bandeau finit par se dessiner et, pour la mille deux cent cinquantième fois, Adolphe se demande si faire marrer un écureuil est aussi facile que l’affirme Pierre Desproges.
11h57 Les Deschiens apparaissent sur la gauche de l’écran.
11h58 C’est au tour du post du jour et ses illustrations.
11h59 Adolphe verra plus tard. Il est temps d’éteindre l’ordinateur !
12h00 Mission accomplie ! Les deux heures ont bel et bien été tuées et, plus fort que tout, elles n’ont opposé aucune résistance.
La performance se passe de commentaires. Tuer le temps avec autant de virtuosité ne s’improvise pas. Il faut, pour atteindre une maîtrise aussi souveraine des dons exceptionnels et un long et difficile apprentissage. Mais quand on en possède parfaitement toutes les techniques, quel plaisir intense que de tuer le temps. Hélas, toute profession a ses inconvénients, parfois rédhibitoires. Celle de tueur de temps n’échappe pas à la règle. On peut tuer le temps cent fois. Il renaîtra cent une. Alors, aussi habiles et persévérants qu’on ait été viendront, ici, là ou à Samarcande, le jour, l’heure et la minute où le temps prendra sa revanche et elle sera définitive.
Chambolle
(&) Voir Les Contes d’Hoffmann de Monsieur Jacques Offenbach, acte de Giulietta