Vous n'avez de comptes à rendre à personne, pas de formulaire à respecter, pas de questionnaire à remplir après usage, pas de professeur à satisfaire ou d'ami à épater. Soyez seulement patients. Revendiquez la lenteur: dans notre monde à toute vapeur c'est un droit délicieux dont on nous privés. Profitez-en, en poésie... ce sont les lents qui gagnent. Là-encore c'est comme pour le paysage: traverser une colline en TGV, pour la connaître et l'aimer, donc la comprendre, c'est pas fameux
Deuxièmement, je vous conseille d'oublier tout ce que vous croyiez de la poésie jusqu'à maintenant, qu'un poème c'est forcément ci ou ça, de la rime, des vers bien balancés, de jolis mots, des sentiments tristes, qu'il faut l'apprendre par coeur, le décortiquer comme un crabe, l'analyser pour isoler le virus ce-que-le-poète-a- voulu-dire, j'en passe et des pires. Prenez, par exemple, le cas de la rime. On la trouve dans la poésie, oui (dans la chanson et dans la pub aussi notez bien) mais elle est aussi indispensable à la poésie que la barbe à votre grand-oncle Nestor. Sans doute qu'elle lui va bien, la barbe, à Nestor mais est-ce qu'il ne serait plus Nestor dans sa barbe? Et si je vous dis: "Ce matin enfin Alain mon cousin a pris un bain", de la rime i y en a en veux-tu en voilà, mais de la poésie? autant que de léopards en Laponie! Bref, la rime, ce n'est ni bien ni mal, c'est un choix parmi cent et il y a bien d'autres façons de faire chanter la langue si c'est de chanter qu'il s'agit.Alors, vous entends-je ronchonner, rime ou pas rime, à quoi on reconnaît le poème? Et bien non pas à telle ou telle forme mais au fait que ça bouge dans la langue. Quand la langue vous dépayse comme si vous entendiez votre propre langue comme une langue étrangère, que ça sonne neuf, bizarre aux yeux et à l'oreille. Bref si vous vous dites: "C'est bien ma langue mais je n'ai jamais vu ma langue dans cet état", probable que vous êtes en face d'un poème. C'est que dans la poésie la langue est émue, remuée à l'intérieur, et quand on est ému, on ne parle plus pareil: la voix, le rythme changent. Ceci dit, secouer les puces à la langue, ça ne suffit pas pour faire de la poésie. Coluche, qui le faisait très bien pour se moquer de ceux qui la portent bien propre et repassée comme une cravate, n'était pas exactement un poète...
Que dites-vous? La musique des mots alors? Oui, si la musique en question ce n'est pas seulement Mozart mais aussi le jazz et le rock, le tam-tam et la kora, le volet qui claque et la porte qui grince. Et de toute façon, réduire la poésie à la musique c'est comme réduire la mer au bruit des vagues.C'est que, voyez-vous, mes amis, il y a autant de sortes de poèmes que d'espèces animales sur la planète. Sous le même nom de poésie vous trouverez le haïkaï japonais, ce curieux papillon à trois ailes qui en vous effleurant à peine peut vous mettre cul par-dessus tête, ou la légende des siècles, beau monstre à mille bouches qu'il faut une vie entière pour connaître de la queue à la corne! Le poème ce n'est pas la fable ou la comptine, le sonnet ou l'élégie, c'est cela et mille autres choses, parce que la poésie est une invention perpétuelle de formes neuves, inattendues, imprévues. C'est cet imprévu que le lecteur de poésie recherche et espère- voici donc un sésame: on ne peut aimer la poésie qui si on aime être étonné, dérangé, déconcerté.../...