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Pour le Conseil d’Etat, l’aide désintéressée aux sans-papiers est bien un délit (CE 19 juillet 2010 Gisti et a.)

Publié le 22 juillet 2010 par Combatsdh

2 années de vacances! C’est ce que devrait prendre Eric Besson à la lecture de la décision du Conseil d’Etat rendue le 19 juillet 2010 qui confirme l’existence du délit que le ministre de l’Immigration n’a cessé de nier, ce qui lui a valu de récolter bien des Busiris et d’être la risée des juristes (voir la rubrique “analyses” du dossier sur le site du Gisti). Le Conseil d’Etat estime en effet sans aucune ambiguité que “la circulaire [du Garde des Sceaux du 23 novembre 2009], qui ne fait que réitérer les dispositions du 3° de l’article L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile en permettant de sanctionner l’aide au séjour irrégulier non seulement dans un but lucratif mais aussi dans un but non lucratif“.

Pour le reste, la décision rendue par le Conseil d’Etat, dans le prolongement de l’ordonnance du juge des référés du (CE, réf., 15 janvier 2010, Gisti, N° 334879), laisse songeur notamment parce qu’elle fait une curieuse application du droit de l’Union européenne et parce qu‘elle vide de son venin, pour ne pas la censurer, une partie des dispositions des circulaires critiquées.

  • Rappel des épisodes précédents:

Le 7 avril 2009 le ministre de l’Immigration écrivait une lettre adressée à toutes les organisations signataires du communiqué de presse du 23 mars appelant à manifester contre le délit de solidarité  pour affirmer que ce délit n’existe pas (“Toute personne, particulier, bénévole, association, qui s’est limitée à accueillir, accompagner, héberger des clandestins en situation de détresse, n’est donc pas concernée par ce délit. Et j’observe qu’en 65 années d’application de cette loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière” voir CPDH du 8 avril 2009). Le lendemain il affirmait sur France inter qu’ “Il n’y a pas de délit de solidarité en France, et (…) toutes celles et ceux qui de bonne foi aident un étranger en situation irrégulière ne risquent rien. (…) le délit de solidarité n’existe pas. C’est un mythe“.

Ces affirmations étaient mensongères (Eolas, Du délit de solidarité et du mensonge des politiques”, Journal d’un avocat, 13 avril 2009; “Haussons le niveau de Besson”, Journal d’un avocat, 16 avril 2009). Le Gisti produisait une liste d’une trentaine de condamnations, puis plus récemment un dossier complet sur les délits de solidarité, démontrant qu’en France la solidarité est un délit. Se ridiculisant le ministre affirmait, argumentaire fallacieux à l’appui (voir ici) , que la “crédibilité du Gisti est proche de zéro” et devait prendre “2 années de vacances” (voir ici l’ensemble de ses déclarations).

ppl-delit-de-solidarite1.1279734098.jpg La proposition de loi « Golberg » de l’opposition socialiste visant à atténuer le « délit de solidarité » a été rejetée le 5 mai 2009 (Proposition de loi visant à supprimer le « délit de solidarité », Assemblée nationale, n°1542, 18 mars 2009). Le ministre de l’immigration a estimé qu’elle n’était pas utile. Pourtant elle visait à réécrire l’article L.622-1 du CESEDA, conformément à la directive directive n° 2002/90/CE du 28 novembre 2002, en précisant que le délit d’aide directe ou indirecte, au séjour irrégulier n’était constitué que s’il était réalisé à « titre onéreux ». Elle développait aussi les immunités prévues à l’article L.622-4 particulièrement au bénéfice des « établissements et services visés à l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles, ainsi que leurs salariés et bénévoles lorsqu’ils agissent dans le cadre de ces établissements et services. ».

Car au mois d’août 2007, une communauté Emmaüs de Foulain avait été encerclée par des gendarmes au lever du jour. Ils ont effectué une perquisition et des contrôles d’identité. Quatre personnes hébergées ont été arrêtées car elles se trouvaient en situation irrégulière, et furent relâchées ensuite sur décision du juge. Le 17 février 2009, le responsable de la communauté Emmaüs de Pointe Rouge, à Marseille, a été placé en garde à vue à la suite de l’arrestation d’un sans-papiers domicilié dans ce centre. Une perquisition a été menée dans cette communauté dans le cadre d’une enquête préliminaire. De même, le 19 novembre 2007, deux intervenantes sociales salariées de France Terre d’Asile (FTDA) ont été interpellées à leurs domiciles parisiens pour suspicion d’aide au séjour irrégulier en bande organisée. Elles fournissaient dans le 19e arrondissement de Paris une aide aux mineurs isolés, dans le cadre d’un dispositif financé par l’État. (Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme (FIDH -OMCT), Délit de solidarité : Stigmatisation, répression et intimidation des défenseurs des droits des migrants, Rapport d’enquête sur les entraves aux défenseurs des droits des migrants en France, Juin 2009, pp. 17 et 54 voir ici).

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  • La contestation contentieuse des circulaires du 23 novembre 2009

Le 17 juillet 2009, à l’occasion d’une rencontre avec les responsables de ces associations, le ministre a consenti à « compléter et clarifier » l’article L.622-4 du CESEDA. Le 19 novembre 2009, la Commission nationale consultative des droits de l’homme rendait, elle-aussi, un avis critiquant la législation existante car « interprété littéralement, transforme tout aidant de bonne foi en suspect » (voir ici l’avis de la CNCDH du 19 novembre et la lettre  du président adressé suite aux circulaires du 23 novembre).

Le 23 novembre, le Garde des Sceaux adressait aux Parquets une circulaire de politique pénale (voir la circulaire ici qui est étrangement datée du 20 novembre dans sa version annexée) complétée par une circulaire du même jour du ministre de l’Immigration aux préfets (voir ici) précisant les conditions de mise en oeuvre des dispositions des articles L. 622-1 (”Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 Euros“) et L. 622-4 du CESEDA. Ces deux circulaires impératives développent une conception restrictive de l’immunité en préconisant uniquement « de ne pas engager de poursuites pénales du chef d’aide au séjour irrégulier, à l’encontre des membres des associations qui fournissent des prestations telles que des repas, un hébergement, en particulier lorsqu’il s’agit d’un hébergement d’urgence, un secours médical, lorsque l’acte visé n’a d’autre objectif que d’assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger en situation irrégulière ».

Le 21 décembre 2009 le Gisti, le COMEDE, EMMAÜS-FRANCE, la FASTI, la LDH, MEDECINS DU MONDE, le MRAP le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE, SOS RACISME et le SYNDICAT DE LA MAGISTRATURE demandèrent au Conseil d’Etat l’annulation de ces circulaires du 23 novembre 2009 ainsi que leur suspension (voir ici).

Notons que le Conseil d’Etat reconnaît, sans difficulté, malgré les fins de non recevoir opposées par le ministre de l’immigration l’intérêt à agir de l’ensemble des associations, y compris du Syndicat de la magistrature (dont l’intérêt était contesté), et le caractère impératif des dispositions critiquées des circulaires.

1. Compétence:

> Sur la compétence du Garde des Sceaux : les associations requérantes estimaient que le ministre avait incompétemment réduit le champ d’application de l’exception au délit d’aide au séjour irrégulier applicable à l’assistance humanitaire à des étrangers en situation irrégulière.

- d’une part, en renvoyant au seul article L. 622-4 3° du CESEDA et non aux autres immunités légales notamment celle de l’article 122-7 du Code pénal (état de nécessité: “N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace“);

- d’autre part, en interprétant dans un sens restrictif le champ d’application de cet article en le limitant aux associations qui travaillent dans le domaine des étrangers et qui leur fournissent un certain type de prestations telles que des repas, un hébergement ou même des conseils juridiques et aux actes qui n’ont d’autres objectifs que d’assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger en situation irrégulière.

Pourtant la loi s’applique à toute personne physique ou morale, lorsque l’acte est nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger (Article L622-4 : “Sans préjudice des articles L. 621-1, L. 621-2, L. 623-1, L. 623-2 et L. 623-3, ne peut donner lieu à des poursuites pénales sur le fondement des articles L. 622-1 à L. 622-3 l’aide au séjour irrégulier d’un étranger lorsqu’elle est le fait : (…) 3° De toute personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s’il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte).

Le Conseil d’Etat va écarter ces deux moyens en estimant:

- en premier lieu, que la circonstance que la circulaire du ministre de la Justice ne fasse qu’une référence à l’état de nécessité prévu par l’article 122-7 du code pénal “ne saurait avoir pour effet de prescrire d’écarter l’application de cet article lorsque l’exception prévue à l’article L. 622-4 3° précité ne trouve pas à s’appliquer”. Il est précisé que “cette référence n’a pas non plus pour objet d’assimiler les deux dispositions et de restreindre la portée de l’exception prévue à l’article L. 622-4 3° au critère de l’état de nécessité prévu par le code de procédure pénale”.

Le juge des référés, M. Arrighi de Casanova, avait déjà estimé dans son ordonnance du 15 janvier 2010 pour rejeter pour défaut d’urgence le référé suspension que “si la circulaire fait état, s’agissant de l’immunité pénale résultant du 3° de l’article L. 622-4, des membres des associations, cette mention n’a, ainsi que l’ont confirmé à l’audience de référé les représentants du garde des sceaux, ni pour objet, ni pour effet d’exclure de l’immunité prévue par la loi les actes réalisés par des personnes autres que les membres d’association” ou encore que “la circulaire ayant pour seul objet de fournir aux parquets des recommandations sur l’application de cette immunité spéciale, elle ne saurait avoir pour effet, ainsi que l’ont également confirmé à l’audience les représentants du ministre, de leur prescrire d’écarter l’immunité générale prévue, en cas d’état de nécessité, par l’article 122-7 du code pénal“.

On remarquera que la seule modification de l’article L.622-4 du CESEDA prévue dans le projet de loi “Besson” c’est précisément pour rapprocher ces deux causes exonératoires (« la sauvegarde de la personne » se substituerait à « la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique » voir ici).

- en second lieu, le fait que la circulaire ne mentionne que “des membres des associations qui travaillent dans le domaine des étrangers” comme bénéficiaires de l’immunité n’a pas pour objet d’exclure du bénéfice de ces dispositions les actes réalisés par des personnes autres que les membres de ces associations“. Il en est de même “s’agissant des prestations citées à titre d’exemple qui ne revêtent qu’un caractère informatif” dans la mesure où la circulaire ne fixe pas “de manière exhaustive la liste des actions relevant de l’exception prévue à l’article L. 622-4 3°”. Le Conseil d’Etat précise que “la référence à l’objectif des actes en cause doit s’entendre comme rappelant que les actes ayant donné lieu à contrepartie sont exclus du bénéfice de ces dispositions“.

Le juge des référés avait pareillement indiqué, en ce qui concerne les prestations visées, qu’il résulte des termes mêmes de la circulaire “qu’elle n’en mentionne certaines qu’à titre d’exemple“. Réécrivant la circulaire, il précisait même que “si la circulaire recommande l’absence de poursuites « lorsque l’acte visé n’a d’autre objectif que d’assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger en situation irrégulière », alors que la loi exclut de la poursuite tout acte « nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger », la mention contestée doit s’entendre, ainsi que les représentants du garde des sceaux l’ont spécifié lors de l’audience, comme rappelant que les actes ayant donné lieu à contrepartie sont exclus du bénéfice de l’immunité résultant du 3° de L’article L. 622-4″.

> Sur la circulaire du ministre de l’immigration, se référant aux instructions du Garde des Sceaux annexée, il demandait de façon ambigue « de tenir compte, en matière de police administrative, des préconisations faites en matière de contrôle des lieux où est délivrée une assistance humanitaire à des étrangers en situation irrégulière ». Or, en application de l’article 78-2 alinéa 3, cela est parfaitement impossible dans le cadre des contrôles d’identité préventif puisque c’est la prévention de trouble à l’ordre public qui déterminer le déclenchement de contrôle.

Réécrivant là aussi la circulaire le Conseil d’Etat estime que “cette mention renvoie ainsi au passage de la circulaire de la chancellerie appelant l’attention « sur le caractère inopportun de procéder, au seul motif du séjour irrégulier de l’étranger ou de l’aide au séjour irréguliers des membres associatifs ou bénévoles, à des contrôles d’identité ou à des interpellations dans les lieux d’intervention des associations humanitaires ou à proximité de ceux-ci »”. Dès lors, il estime qu’elle “ne saurait, en tout état de cause, avoir pour effet de permettre aux préfets de décider de procéder à des contrôles d’identité en matière de police administrative en dehors des prévisions de la loi, notamment de l’article 78-2 du code de procédure pénale, ni de tenir en échec les pouvoirs qui appartiennent en la matière à l’autorité judiciaire“. Le juge des référés avait écarté le moyen pour exactement le même motif.

2. Sur la méconnaissance flagrante par le 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA des objectifs de la directive n° 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002.

Le moyen le plus intéressant, qui n’avait pas été développé devant le juge des référés compte tenu de la persistance de la “loi écran” devant ce juge dans le cadre de son office (CE 2002 Carminati), était celui de la contrariété entre la définition française du délit de solidarité à l’article L.622-1 et la définition européenne qui conditionne clairement cette infraction à son caractère intentionnel et, pour l’aide au séjour, au but lucratif (article 1er de la directive n° 2002/90/CE du Conseil du 28 novembre 2002 : “1. Chaque État membre adopte des sanctions appropriées : / a) à l’encontre de quiconque aide sciemment une personne non ressortissante d’un État membre à pénétrer sur le territoire d’un État membre ou à transiter par le territoire d’un tel État, en violation de la législation de cet État relative à l’entrée ou au transit des étrangers ; / b) à l’encontre de quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, une personne non ressortissante d’un État membre à séjourner sur le territoire d’un État membre en violation de la législation de cet État relative au séjour des étrangers ; / 2. Tout État membre peut décider de ne pas imposer de sanctions à l’égard du comportement défini au paragraphe 1, point a), en appliquant sa législation et sa pratique nationales, dans les cas où ce comportement a pour but d’apporter une aide humanitaire à la personne concernée”). La contrariété est manifeste et, à vrai dire, imparable.

Se réfugiant derrière une conception passéiste du droit de l’Union europénne et un “3ème pilier” le Conseil d’Etat estime, avec un cynisme manifeste à l’égard des délinquants de la solidarité :

“il résulte clairement [donc pas de renvoi préjudiciel en interprétation] de ces dispositions que les Etats membres doivent prévoir des sanctions pour l’aide au séjour irrégulier lorsque cette aide est apportée en toute connaissance de cause et dans un but lucratif ; que la directive n’interdit en revanche pas aux Etats membres de sanctionner aussi l’aide au séjour irrégulier à des fins non lucratives ; que dès lors la circulaire, qui ne fait que réitérer les dispositions du 3° de l’article L. 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile en permettant de sanctionner l’aide au séjour irrégulier non seulement dans un but lucratif mais aussi dans un but non lucratif, est conforme aux objectifs de cette directive“.

 4. Sur l’instruction donnée d’appliquer des circulaires abrogées

Enfin (juste pour gégésadik et GK), les requérants développaient aussi un moyen estimant qu’était illégal de donner instruction d’appliquer les circulaires du 21 février 2006 et du 4 décembre 2006 alors que celles-ci ont été abrogées le 1er mai 2009, par application de l’article 1er du décret du 8 décembre 2008 relatif aux conditions de publication des instructions et circulaires, dès lors qu’elles n’ont pas été publiées sur circulaire.gouv.fr à cette date.

Mais dans le prolongement de l’arrêt Azelvandre du 16 avril 2010 (voir CPDH du 30 avril 2010), le Conseil d’Etat estime que les dispositions de ce décret “n’interdisent pas à l’auteur d’une circulaire de réitérer des circulaires antérieures, comme le fait la circulaire du (…) garde des sceaux (..) du 24 [sic 23] novembre 2009 en ce qui concerne ses circulaires en date du 21 février 2006 et du 4 décembre 2006“. Il note par ailleurs que “la circonstance que les circulaires du 21 février 2006 et du 4 décembre 2006 n’aient pas été mises en ligne sur le site mentionné par ce décret est, en tout état de cause, sans incidence sur la légalité de la circulaire attaquée” sans lever le suspense sur le point de savoir si ces circulaires ont été effectivement abrogées…

Mais promis, dans un prochain arrêt Gisti et Cimade, le Conseil d’Etat ne pourra plus se défiler sur cette question…

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CE, 19 juillet 2010, Gisti, N° 334878 au Lebon

Voir aussi CE, réf., 15 janvier 2010, Gisti,334879


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