Magazine Société

Misosophie et généalogie de l'escriture internelle

Publié le 26 juillet 2010 par Tudry

« Lui qui des souffles fait ses anges et des flammes ses serviteurs. » Psaume 104; 4.

« Mettez-vous en colère mais n'allez pas pécher. » Psaume 4; 5.

Les livres, les vrais, sont fait pour que leurs auteurs, parlent à ceux qui les lisent, par-delà la mort. L'écriture, je l'ai déjà écrit ailleurs, est un processus thanatologique. L'écriture est liée à la mort et à son au-delà.

 

boulgakov-1.jpg

En redécouvrant, à travers une excellente série télévisée russe, le roman de Boulgakov, « Le Maître et Marguerite » je me suis aperçu que les arguments exposés par Michel Onfray dans l'entretien à la revue RING que j'ai commenté ici, sont ceux-là même du littérateur Berlioz. Cette réfraction chronologique m'a conduit à feuilleter quelques ouvrages du Misosophe. Il faut bien, en effet, se décider à appeler ainsi celui qui veut philosopher sans amour et sans sagesse. « Sans amour », pourquoi ? Il n'est que de parcourir son pamphlet gratuitement haineux sur l'athéisme. Rien que ce titre « Traité d'athéologie », comment, avec un tant soit peu de bon sens, mêler le « logos » à cette diatribe logorrhéique , précisément, à ce réquisitoire logomachique ? Le ton et les arguments sont ceux-là mêmes qu'employèrent les zélés littératueurs du système soviétique contre le génie igné de Boulgakov. Ce même ton, cette même pensée qui fit déclarer à celui que certains veulent encore voir comme la fierté des lettres françaises : « Tout anti-commnuniste est un chien. »

« Sans sagesse » ? quelle sagesse préside au projet philosophique de M. Onfray ? Et bien, là encore, nous assistons, médusés, à une nouvelle réfraction chronologique. Ce projet humaniste-épicurien est, sous quelques habiles camouflages philosophico-philantropiques, ni plus ni moins que celui du socialisme révolutionnaire, celui-là même que Dostoïevski avait prophétiquement décelé, celui-là même dont Boulgakov a mystiquement et brillamment analysé le fond-sans fond. Il faut bien, un jour, redéfinir clairement certains axes, tout ceci ressort de la cacosophie, ou plus exactement encore de la cacodoxie !

« Mais, faire des reproches n'est pas le principal : c'est très facile et à la portée du premier venu; tandis qu'opposer à l'erreur son propre sentiment, c'est faire preuve de piété et d'intelligence. » saint Grégoire de Nazianze.

Alors, suivons le sage conseil de ce théologien très sûr : oui, les livres authentiques sont les vecteurs d'un langage partagé entre vivants et morts. Ils sont les processeurs des énergies du Logos. Ils sont un maillage de mots, un carrefour vibratoire de la mémoire vivante. Mémoire vivante dont les « mémoires vives » de nos computer ne sont que les inversions néantisées. Les livres sont des corps livrés à la mort et appelés à la « re-suscitation » (Cf Religion of Resusciative-Resurrection, Philosophy of the Common Task of N. F. Fedorov, par Nicolas Berdiaev) par chaque lecture. Les livres sont les instruments (organon) qui transforment l'ombreuse opacité de leur matière en la lumière énergétique irréfragable et noétique. Les livres authentiques sont servis par les puissances angéliques et les servent. Les livres sont des fenêtres qui peuvent s'ouvrir sur la dimension de ces « lumières noétiques secondes » (saint Jean Damascène).

« D'abord Il a pensé les puissances angéliques et célestes, et penser était leur fonction. » saint Grégoire de Nazianze.

Non, les vrais écrivains ne sont pas les « mécaniciens des âmes », mais les miroirs des lumières noétiques, non pas des miroirs-objets, passifs et inanimés, mais des miroirs-vie, personnels et réflexifs. Les artisans qui tissent les fils de lumières tombés du ciel et qui nous forment une carte bien utile pour regagner la maison du Père. « Désormais je n'oublierais plus jamais rien » s'écrie le Maître alors qu'il est déjà passé de « l'autre côté » et Ivan, le poète qui avait écrit, sur commande, une vie de Jésus frelatée est convaincu de ne plus écrire de mauvaise poésie, s'adressant au Maître, mort mais debout devant lui : « C'est autre chose qui m'intéresse, maintenant j'écrirais autre chose. » Le Maître, ressuscite Gogol, le mystérieux maître des lettres russes, tout autant qu'il symbolise (et « venge ») Boulgakov et tous les écrivains qui savent se situer dans cette chaîne invisible et imprescriptible. Le Maître quitte ce monde, mort mais en vie, mort en apparence pour le monde mais vraiment vivant. Il abandonne au monde son manuscrit car il n'en a plus, selon ses termes, besoin, car il l'a intégralement intégré en lui, intégration et incarnation réciproque, c'est corporellement et charnellement qu'il mettra, non de sa plume mais par sa personne un terme à son histoire qui ne fut jamais la sienne propre et qui, dans sa conclusion devient proprement sienne.

Alors ? Répondrons-nous à la question rutilante et impérieuse posée opportunément, à temps et contre-temps, par l'ami Henri Le Bal ? « Si le Verbe s'est incarné, qu'est-ce que la littérature ? »

Oui, et non ! La réponse est dans la question. La question posée est sa propre réponse. La réponse ne serait qu'une nouvelle question, alors cheminons avec pour guide nos fils de lumière ...

Selon saint Jean le damascène, le prénom Joseph, signifie, « pour qui connait les lettres », le nouveau livre. Quel est-il ? Joseph fils de Jacob, préfigura le Christ, Joseph fut le prénom du père de Christ selon les hommes, Joseph fut le prénom du disciple caché, celui d'Arimathie, dont le nom fut lié au corps du Christ, et à la coupe que l'Occident appela Graal d'un mot qui fut, peut-être, graduale, c'est-à-dire « livre » et dont la légende fut révélée dans ce que l'on nomma, dès lors, romans. Mais, ces romans s'initièrent pour traduire et interpréter une perte, ils initièrent une quête, une recherche aventureuse pour retrouver et reconquérir se qui fut perdu.

Le nouveau livre, était, bien évidemment, pour l'admirable Jean, Le Nouveau Testament. Nous oserons affirmer que sans ce livre nouvel le roman n'aurait pas vu le jour, sans l'inhumanisation du Logos-Verbe de Dieu, sans la parole, incarnée dans un livre, de la Parole incarnée dans la corporéité de l'humanité, c'est-à-dire sans la révélation divine de la personne point de roman

Le cheminement n'est pas rationnel, il ne s'appuie sur aucun fait établi. Le littératueur, le mécanicien-gestionnaire-régisseur, ne manquera pas de nous interpeller et de vouloir nous ramener à sa religion particulière, celle du « fait établi », le culte des moyens scientifiques et techniques.

Alors exagérons encore l'humeur bilieuse de ce dernier : à l'origine du livre « objet » il y a le bois, l'arbre (notons, au passage, que ce double terme de « livre-objet » définit assez bien ce qu'est le Graal.) Or, à l'origine de la Chute que trouve-t-on ?

« Le bois de la connaissance du bien et du mal c'est la pénétration de contemplations difficiles, c'est-à-dire de la sur-science (epignosis) de sa propre nature qui d'elle même révèle la magnificence du Démiurge. » saint Jean Damascène

Et notre père parmi les saints d'établir une distinction lexicale entre l'arbre (l'Arbre de vie), dendron; et le bois tsylon. Ainsi il ne serait pas question de deux arbres distincts mais de l'Arbre de vie qui se tient dans le bois de la connaissance du bien et du mal, le principe vivifiant axial se tient dans la forêt dense et touffus des signes... Interprétation qu'il convient d'admirer et de méditer sans vouloir la forclore dans un systématisme sclérosant.

Méditons : Y aurait-il comme une forme de mouvement de circulation et d'inversion ? Je le crois. L'économie du salut « n'est que » cela.

A l'origine de la chute « le bois de la connaissance», la transmission du savoir des hommes se fera alors par l'écriture, sur la pierre, sur le bois de l'arbre, la peau de l'animal, le métal puis sur les pages du livre (fait de bois). Les matières de la création seront le réceptacle transmetteur des paroles de mémoire de l'homme, ou, plus exactement des « sociétés », des « civilisations » qui soumettaient encore l'individu, la puissance de la personne. Puis fut Le Livre-Livres; la Bible, c'est-à-dire (pour reprendre le terme très juste de M. G. Dantec) un bibliogon ! Non pas un simple recueil, non une collection de textes ou de livres mais une Interface énergétique active, un vecteur de métapoiésis, un livres-monde ! Mais cette Interface active est, précisément, active dès le premier instant de l'expulsion, elle instaure le double mouvement qui ne cessera plus jusqu'à la consommation terminale : catabasis – anabasis, chute et redressement immédiat. La concrétisation de ce mouvement spirituel, sa réalisation la plus merveilleuse et admirable sera l'Incarnation – Ascension.

Le Logos-Verbe s'est inscrit dans la chair, d'abord la chair absolument vierge de Sa Très-Pure Mère, vierge comme l'est une page blanche, vierge comme ne peut le demeurer une feuille recevant une inscription et Elle le demeura. Ensuite dans Sa chair à Lui, dans Son Corps (corpus) à Lui. Son Corps devient ainsi également le lieu de l'incarnation du très saint bibliogon, de toute la sainte Ecriture (corpus Christi / Coprus srcipti). D'un point de vue quelque peu gnosticiste on pourrait voir dans la descente du Christ une « chute » mais en définitive cette descente ne se conçoit pas sans sa « remontée » (tout comme la Chute d'ailleurs). Selon saint Maxime toute la période de l'Ancien Testament est une catabasis qui prépare une « incorporation de Dieu dans l'humanité », puis depuis l'Incarnation jusqu'à la fin l'anabasis prépare l'élévation de l'homme vers Dieu (theosis). La bible chrétienne est le Livre-sceau qui rend vivant le témoignage de ce double mouvement.

On connait l'image de saint Jean, dans le Livre de l'Apocalypse, mangeant le petit livre donné par l'ange, le livre doux et amer. Nous nous en faisons une image, nous symbolisons. Mais, allons donc jusques au bout de notre symbolisation puisque ce mot signifie « réunir ». N'est-ce pas ce que fait Jean le Théologien ? Il est un Livre-sceau qui rend vivant avons-nous écrit ? Oui, alors ce Livre-sceau nous devons l'incorporer, au sens propre, il doit nous être intégralement intérieur. En matière de généalogie contrelittéraire pourrions-nous trouver plus bel ancêtre que l'admirable Jacob Boehme ? Or voici ce qu'il écrivit : « Je n'écris ni d'après un enseignement, ni selon une science puisée dans des manuels. Je m'inspire de mon propre livre qui s'est ouvert en moi. Le livre comprenant l'image de Dieu m'a été offert et j'y ai tout appris ... »

Sa première inspiration, Boehme la doit à la vision du vase en étain étincelant ... Un vase ? D'ailleurs, il vaudrait mieux écrire « aspiration » pour bien souligner ce fait qu'il fut aspirer vers son for intérieur, vers son propre livre, vers son corpus véritable, vers son internel texte indéchiffrable mais déchiffrant tout, véritable code divin qui, en réalité n'est pas du tout un code mais, très exactement, un « contrecode ». Aspiré donc vers l'ungrund, l'inexprimable Seigneur du coeur duquel s'originent toutes les signatures des choses, ce que saint Maxime appelait lui les logismoï. Ces petits logos inscrits en toute chose, même la plus infime, et qui font résonner en harmonie toutes choses avec le Logos indicible.

Nous en sommes arrivés là et il nous faut mettre un terme à cette recherche généalogique. Mais le point final sera, justement pour préciser l'écart entre philosophie et misosophie. Pour Boehme, la Sophia est le pouvoir intuitif qui offre à l'Absolu, à l'Ungrund, au « néant méontique » (diraient le Père Boulgakov ou Berdiaev) sa faculté d'auto-révélation, auto-connaissance. En outre, cette révélation est intrinsèquement liée à une volonté, à un désir (eros) produisant une joie, un amour (agapé). Les misosophes, en coupant tout lien possible avec ce puissant mystère de l'auto-révélation de l'Absolu par la Sagesse, barrent la route à cette dernière et à la sève puissante qu'elle fait courir spirituellement dans les livres-graal-corps, dans la chaîne qu'elle tissait des énergies divines. Ne laissant subsister que la nature, déspiritualisée, et la raison ils font des livres de corps et des écrivains des mécaniciens-gestionnaires des « âmes » auxquelles leur mince compassion laisse encore un semblant de vie ...

« Vous auriez bien aimé refaire le christianisme sur le mode humaniste mais vous n'y réussirez pas. » Nicolas Berdiaev


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Tudry 471 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine