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Saint Augustin, Lettre à Proba sur la prière - 3

Publié le 27 juillet 2010 par Walterman

L’objet de la prière : la vie bienheureuse


9. Tu as appris comment il faut être pour prier, apprends quel doit être l’objet de ta prière ; c’est du reste ce qui t’a principalement engagée à me consulter ; car les paroles de l’Apôtre : « Nous ne savons que demander pour prier comme il faut » [27], t’inquiètent. Tu crains en effet qu’il te soit plus nuisible de ne pas prier comme il faut que de ne pas prier du tout. Je puis en cela te répondre en peu de mots : demande la vie bienheureuse ! Tous les hommes veulent la posséder. Car même ceux qui vivent dans le mal et le désordre ne vivraient pas ainsi, s’ils ne croyaient point par là posséder le bonheur ou parvenir au bonheur. Que dois-tu donc demander d’autre, sinon ce que désirent les méchants et les bons, mais à quoi ne parviennent que les seuls bons ?

  • Ce que n’est pas la vie bienheureuse

10. Peut-être me demanderas-tu : qu’est donc la vie bienheureuse ? Sur cette question de nombreux philosophes ont usé leur esprit et leur temps et ils ont réussi d’autant moins à la résoudre qu’ils ont rendu moins d’hommages et d’actions de grâces à Celui qui est la source de la vie heureuse. Vois d’abord s’il faut acquiescer à ceux qui affirment que l’homme heureux est celui qui vit à sa guise. À Dieu ne plaise que nous ajoutions foi à une telle opinion ! Et s’il voulait mener une vie perverse ? Ne pourra-t-on pas le convaincre qu’il est d’autant plus misérable, qu’il peut accomplir plus facilement ses volontés mauvaises ? Avec raison même les philosophes éloignés du culte du vrai Dieu ont rejeté une telle pensée. L’un d’entre eux, un homme d’une éloquence consommée, a dit : « D’autres, non certes des philosophes mais des hommes toujours prêts à disputer, affirment heureux tous ceux qui vivent comme ils veulent. C’est une erreur : vouloir ce qui ne convient pas est la plus grande misère ; et l’on n’est pas si malheureux en n’obtenant pas ce qu’on veut qu’en voulant obtenir ce qu’il ne faut pas » [28]. Qu’en penses-tu ? Ces paroles prononcées par la bouche d’un homme ne viennent-elles pas de la Vérité elle-même ? Nous pouvons ici répéter ce que l’Apôtre a dit d’un prophète crétois, dont une pensée lui agréait : « Ce témoignage est véridique. » [29].

11. Celui-là est donc heureux qui a tout ce qu’il veut, mais qui ne veut rien que ce qui convient. S’il en est ainsi, il t’est facile de voir ce que les hommes peuvent vouloir honnêtement. L’un désire se marier, un autre devenu veuf, choisit désormais une vie de continence, un autre enfin ne recherche aucune union, même celle d’un mariage. Quoique l’un choisisse un meilleur parti que l’autre, non ne pouvons cependant trouver blâmable aucune de ces options. Il est évidemment permis de désirer des enfants comme fruit du mariage et de souhaiter pour ceux qu’on a conçus la vie et la santé. Un tel voeu préoccupe souvent ceux même qui passent leur veuvage dans la continence ; car si, renonçant au mariage, ils ne désirent plus engendrer des enfants, ils souhaitent néanmoins conserver sains et saufs ceux qui vivent dans la virginité. Cependant tous ont des amis et des amies auxquels ils souhaitent légitimement santé en cette vie. Mais quand les hommes ont obtenu la santé pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils aiment, peut-on les dire heureux pour autant ? Ils possèdent certes un bien qu’il est permis de désirer ; mais s’ils n’ont pas d’autres bien plus grands, meilleurs, plus utiles et plus beaux, ils sont encore très éloignés de la vie bienheureuse.

12. Leur plairait-il de souhaiter outre la santé, pour eux et les leurs, les honneurs et la puissance ? Ils peuvent en effet les désirer, pourvu que ce soit, non pour ces dignités elles-mêmes, mais dans l’intérêt de ceux qui vivent sous leur dépendance ou à cause du bien qu’elles permettent de réaliser. Mais si c’est pour un futile élan d’orgueil et pour un faste vain, superflu ou même dangereux, leur désir est inadmissible. Ils peuvent donc souhaiter pour eux et les leurs ce nécessaire dont parle l’Apôtre : « La piété est un grand profit pour qui se contente de ce qu’il a. Car nous n’avons rien apporté dans ce monde et de même nous n’en pouvons rien emporter ; lors donc que nous avons nourriture et vêtement, sachons être satisfaits. Quant à ceux qui veulent amasser des richesses, ils tombent dans la tentation, dans le piège et une foule de convoitises insensées et funestes, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux, c’est l’avarice. Pour s’y être livrés certains se sont écartés de la foi et se sont jetés dans des tourments sans nombre » [30]. Ainsi il n’y a pas de faute à vouloir le nécessaire et rien de plus ; mais si on veut davantage, ce n’est plus le nécessaire, et on devient répréhensible. C’est ce nécessaire que souhaitait dans sa prière celui qui disait : « Ne me donne ni richesse ni pauvreté, attribue-moi le nécessaire et rien au-delà, de crainte qu’étant rassasié je ne tombe dans le mensonge et ne dise : qui me voit ? ou encore qu’étant indigent je ne dérobe, et ne parjure le nom de mon Dieu » [31]. Tu vois donc que le nécessaire n’est pas recherché pour lui-même, mais pour la santé du corps et pour l’entretien personnel, afin qu’on soit dans un état convenable en présence des personnes avec lesquelles on doit vivre dans des rapports honnêtes et légitimes.

13. Parmi toutes ces choses la santé et l’amitié seules sont désirées pour elles-mêmes ; le nécessaire ne l’est pas pour lui-même mais en vue des deux biens précédents, quand du moins il est recherché comme il convient. La vraie santé comprend la vie elle-même, la santé, l’intégrité de l’âme et du corps. De même l’amitié ne soit pas être renfermée dans d’étroites limites ; elle embrasse tous ceux à qui nous devons affection et charité, bien que nous ayons plus de penchant pour les uns que pour les autres ; mais elle doit s’étendre jusqu’aux ennemis pour lesquels nous sommes tenus de prier. Il n’est donc personne dans le genre humain qui n’ait droit à notre amour, soit en raison d’une mutuelle charité, soit du moins à cause de sa participation à notre commune nature. Mais ceux-là nous charment le plus à juste titre, qui nous paient en retour par une pure et sainte affection. Voilà donc les biens pour lesquels il nous faut prier, afin de les conserver si nous en sommes pourvus, afin de les posséder si nous en sommes privés.

14. Cependant est-ce là tout ce qui, rassemblé, fait le bonheur de la vie, et la Vérité ne nous enseigne-t-elle rien d’autre qui doive être préféré à tous ces biens ? Car le nécessaire et la santé elle-même, la nôtre comme celle de nos amis, sont des biens passagers et doivent être dédaignés en vue de la vie éternelle. L’âme qui ne préférerait pas ce qui est éternel à ce qui est passager, ne saurait être estimée saine, même si son corps est sain. Et l’on ne vit pas utilement en ce temps si l’on n’y acquiert pas le mérite de vivre dans l’éternité. C’est donc uniquement à cette vie où nous vivrons avec Dieu et de Dieu que, sans nul doute, il faut rapporter tout ce qui peut être demandé utilement et convenablement. En effet, en aimant Dieu nous nous aimons nous-mêmes ; et d’après le second commandement, nous aimons vraiment notre prochain comme nous-mêmes si, autant qu’il est en nous, nous l’amenons à un même amour de Dieu. Nous aimons Dieu pour lui-même, et nous-mêmes et notre prochain à cause de Dieu. Cependant même en vivant ainsi, ne croyons pas être déjà établis dans la vie bienheureuse et n’avoir plus rien à demander. Comment notre vie serait-elle déjà heureuse, alors que nous manque encore ce bien unique en vue duquel nous menons une vie bonne ?

  • La vie bienheureuse : habiter la maison du Seigneur

15. Pourquoi donc, dans la crainte de ne pas prier comme il faut, nous jeter dans tant de recherches pour savoir ce que nous devons demander ? Disons plutôt avec le Psalmiste : « J’ai demandé une seule chose au Seigneur, je la rechercherai, c’est d’habiter dans sa demeure tous les jours de ma vie, afin de jouir de l’amour de Dieu et de l’adorer dans son temple » [32]. Là tous les jours ne s’accomplissent pas en venant et en passant ; le commencement de l’un n’est pas la fin de l’autre, car tous ensemble sont sans fin, où la vie elle-même dont ils sont les jours n’a pas de fin.

[27] Ro 8, 26.

[28] Cicéron, Hortensius.

[29] Tt 1, 13.

[30] 1 Tim 6, 6-10.

[31] Pr 30, 8.

[32] Ps 26, 4.


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