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Qui a peur du grand méchant web ?

Publié le 27 juillet 2010 par Variae

Cataclysme dans l’Internet politique : Jean-François Kahn suspend son jeune blog. La raison ? « La violence des échanges, la rémanence des querelles personnelles, la banalisation de l’injure » dans les commentaires de son site, qu’il espérait, convoquant Levinas, être un lieu d’échange et de progrès intellectuel partagé, entrouvrant les « portes du Paradis ». Il y gagne le droit à un hommage funéraire et à un rappel pressant de Sarkofrance. Tous n’ont pas eu cette chance. Patrick Sébastien avait lui aussi tiré sa révérence il y a peu, mais sans susciter autre chose qu’indifférence ou quolibets (alors que son réseau social avait plus d’abonnés que ceux des grands partis politiques français). Il faut dire qu’il a la malchance de s’appeler Patrick Sébastien. Quant à la sortie de Séguela sur le même sujet, elle lui avait une fois de plus attiré les foudres de la blogosphère.

Qui a peur du grand méchant web ?

Alors quoi, faut-il finalement se convertir à la dénonciation de l’Internet-poubelle, cet eldorado rêvé en agora moderne, qui ne se révèlerait être qu’un déversoir à mauvaises pulsions, un défouloir aux aigreurs de notre époque ? Bruno Roger-Petit notamment écrit clairement ce que beaucoup pensent : la France qu’exhibe Internet, c’est la France dégénérée de Nicolas Sarkozy – « inculture générale, immaturité politique collective, déshumanisation progressive ». O tempora, o mores ! Et de citer un paradis perdu, celui du bistrot de village, où un débat respectueux et productif se produisait régulièrement.

Le thème de la condamnation d’Internet n’est ni neuf, ni lié à un courant politique, comme le montre le rappel effectué en début de billet (on aurait pu ajouter Frédéric Lefebvre à la liste, pour le versant extrême de celle-ci). Il n’est pas illégitime mais se fonde sur deux malentendus. Le premier est la légende dorée, technophile, du web, qui essayait dès les balbutiements du réseau de nous le présenter comme le parangon de la démocratie et du partage de la connaissance, quand sites pornographiques, blogs conspirationnistes sur le 11 septembre et autres LOLtoshop ont toujours constitué une bonne part de sa substantifique moelle. C’est bien connu : à grands espoirs, grandes déceptions. Deuxième malentendu, sur le paradigme à utiliser pour comprendre Internet. Nouveau média ? Nouvel espace politique ? Nouveau café du commerce, comme le postulent Guy Birenbaum ou, sous un angle plus négatif, Bruno Roger-Petit ? Toutes ces comparaisons ont un défaut majeur : elles essaient de comprendre du neuf avec de l’ancien. Si le web est le nouveau bistrot, alors oui, incontestablement, les bistrots (admettons que l’on souscrive au portrait très favorable que fait BRP de ceux de jadis) sont devenus infréquentables : haine raciste, jalousie, diffamation sous pseudonyme, colportage de rumeurs sous la protection de l’anonymat. Un concentré de médiocrité humaine, à vous dégoûter de votre verre de rouge, et à décourager des personnalités au cuir aussi tanné qu’un JFK ou un Patrick Sébastien. Et dans ce cas, oui encore, le pessimisme et la misanthropie s’imposent : nous vivons dans une triste époque.

Seulement voilà. Il y a trois spécificités inédites d’Internet, qui interdisent de le concevoir selon des canons anciens. Première spécificité : avec Internet, tout possesseur d’une connexion réseau peut écrire ce qu’il a sur le cœur ou dans la tête, alors même qu’auparavant, seule une infime minorité de Français avaient accès à des tribunes écrites et publiques. Il n’est donc pas possible de vérifier si le niveau ambiant s’est réellement dégradé : la comparaison a aussi peu de sens que celle consistant à mettre en regard le niveau scolaire et universitaire national avant et après la massification des années 1960. Pour la première fois, on peut lire ce que pense ou dit par derrière Monsieur-tout-le-monde en temps normal. Deuxième spécificité : vous ne savez jamais, sur le web, qui vous avez « en face » de vous. Qui sont les « trolls » et autres « crétins » qui hantent les commentaires des blogs et des journaux en ligne ? Français anonymes qui viennent vider leur sac ? Militants politiques opérant sous pseudonyme pour influencer les fils de commentaires ? Esprits pervers multipliant les identités numériques pour semer le trouble ou assouvir leur lubie, ou leur haine de telle ou telle personnalité ? Impossible de savoir. Et c’est d’une impossibilité structurelle qu’il s’agit, simplement limitable par la traque et l’identification des adresses IP. Il faut s’y faire, le prendre avec philosophie et humour, et discerner le bon grain – il y en a toujours – de l’ivraie dans la masse des commentaires. Troisième spécificité, consécutive : il n’y a pas d’identité ou d’isomorphie entre les commentateurs et le peuple français « réel ». Peut-être que des centaines d’internautes intelligents lisent un article mais refusent de le commenter, ne trouvant rien à ajouter, ou par timidité. Peut-être que tel prédicateur déchaîné est in real life un personnage « profil bas » et effacé, qui utilise Internet comme un défouloir discret. On ne peut pas savoir, et c’est, encore une fois, consubstantiel de cette réalité virtuelle.

Internet, c’est la foule ; Internet est un théâtre ; Internet est un espace de désinhibition et donc, parfois, de « lâchage » (lynchage) insensé ou de « pétage de plombs ». C’est comme cela et il faut s’y faire. A défaut d’accepter cet état de fait, à défaut de le considérer comme un ensemble de conditions nécessaires à partir desquelles construire sa présence sur la toile, on pourra longtemps encore jouer cette pantomime du web tour à tour ange et démon, basculant toujours du deuxième côté. Qui croit en l’ange finit par trouver la bête.

Romain Pigenel


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