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Face à la crise, l'Europe a besoin d'une démocratie solide

Publié le 28 juillet 2010 par Korine

conseil_europe.jpgDiscours d'Alain Touraine prononcé le 23 juin devant l'Assemblée plénière du Conseil de l'Europe.

Il souligne l'importance de la démocratie dans la crise financière qui frappe actuellement l'Europe

Il a jugé primordial de renforcer la participation générale des citoyens à la vie politique et a invité l'Assemblée à éviter tout déficit démocratique. ''Les médias doivent être fiables : leur liberté est essentielle et toute monopole présente un risque pour l'état de la démocratie sur notre continent'', a-t-il ajouté.

voir la vidéo  - lire l'intervention-ci dessous.


Session de l’Assemblée parlementaire des 21 au 25 juin 2010 –

Intervention d'Alain TOURAINE, Sociologue, le 23 juin 2010

(Extrait du compte rendu des débats)

Je vous remercie de votre invitation, Monsieur le Président, et de l’occasion que vous me donnez d’exprimer mes réflexions à partir des rapports que vous avez examinés. Je remercie également MM. Daems et Zingeris pour la qualité de leur travail avec une mention spéciale pour M. Gross en raison de l’ampleur de sa contribution.

Nous avons un choix à faire : allons-nous considérer que la crise économique est cause de la crise politique ou que cette dernière a elle-même des raisons d’être politiques ?

Ce n’est pas un problème d’opinion mais de fait. M. Zingeris, en particulier, a étudié des phénomènes de désordre, de violences et de crises politiques en citant l’exemple très bien choisi de la Hongrie. Néanmoins, lorsque l’on observe l’ensemble des pays atteints par la crise, il ne nous vient pas à l’esprit de dire qu’à 1929 succéda 1933, puis le national-socialisme.

Au contraire, je suis frappé par… le silence qui règne : ni les partis politiques, ni les syndicats, ni les intellectuels n’ont en effet proposé de solutions et l’on a par ailleurs beaucoup reproché aux économistes de ne pas avoir prévu les crises de 2007 et 2008 – à l’exception, il est vrai, de Paul Krugman, Joseph Stiglitz ou Amartya Sen.

Pourquoi, face à la situation que nous connaissons et que nous connaîtrons encore longtemps, n’y a-t-il pas eu de réactions populaires et démocratiques ?

N’oublions pas, en effet, que c’est l’intervention du Président américain, appuyé par les dirigeants de plusieurs grands pays européens, qui a réussi à empêcher que la crise financière ne se transforme en une crise systémique entraînant une destruction complète du système économique à l’instar de ce qui s’est passé en 1929.

Cela ne s’explique-t-il pas parce que le monde occidental est entré dans une phase néolibérale depuis la suppression, en 1971, du système né des accords de Bretton Woods et l’apparition de la première crise pétrolière de 1974 ? Après trente années de libéralisme échevelé, les Etats n’ont plus été capables d’intervenir tant il appartenait aux marchés, a-t-on longtemps dit, de se réguler eux-mêmes. Plus globalement, l’ensemble de l’opinion publique et de tous ceux qui élaborent les idées politiques avant de les transformer en programmes politiques ou syndicaux n’ont-ils pas considéré que de telles actions étaient vaines ? Si vous me permettez quelque exagération, je dirais que, de même que les partis communistes ont perdu tout pouvoir réel depuis trente ou quarante ans, de même les partis social-démocrates ont aujourd’hui perdu une grande partie de leurs capacités d’action. Il est d’ailleurs fréquent d’entendre la jeunesse affirmer qu’il est inutile de voter et que la différence entre la gauche et la droite est inexistante. En Allemagne, d’ailleurs, les coalitions ont changé – les chrétiens-démocrates s’allient avec les socialistes ou les libéraux – et en France aussi règne la confusion dès lors qu’un gouvernement de droite comprend en son sein des personnalités de gauche. Chercher les causes économiques de la crise politique ne nous conduirait donc pas à grand-chose, sinon à accumuler les tautologies.

Comment peut-on donc agir et croire à nouveau en la politique de manière à défendre des intérêts et à poser un certain nombre de choix ?

Comment nous sentir à nouveau responsables de notre avenir ?

Votre Assemblée, de ce point de vue-là, a eu parfaitement raison d’affirmer que des analyses, des propositions et des recommandations doivent sortir de cette crise. Nous définissons encore la démocratie comme le règne de la majorité – souvenons-nous de Tocqueville évoquant même la « tyrannie de la majorité ». Il est vrai que, avec des capabilities limitées, comme dirait Amartya Sen, la politique nous semble relativement lointaine et les lobbies, en revanche, extraordinairement puissants. Si ces derniers jouent un rôle officiel dans la politique américaine, nous savons par ailleurs que leur puissance augmente de plus en plus en Europe et dans le monde entier – notamment sur un plan économique depuis que la globalisation a mis notre système hors de portée de quelque intervention politique, sociale ou culturelle que ce soit. Parce que nous sommes confrontés à un déficit de puissance d’un système politique qui n’est pas à la mesure de la transformation qui s’est opérée au sein des sociétés de masse, nous nous devons de faire éclater cette « bulle politique » de manière à ce que l’ensemble des éléments de la vie sociale, culturelle, politique et économique finisse par avoir le même poids que le monde économique.

De surcroît, faut-il considérer que la définition essentielle de la démocratie repose sur le bien commun et l’intérêt général, ainsi que le prétend la vieille conception chrétienne que nombre de pays ont reprise depuis le XIXe siècle ?

Je ne le crois pas : aujourd’hui, nous sommes en effet plus inquiets que confiants devant la montée en puissance de telles conceptions car c’est au nom de l’intérêt général et de la communauté que l’on chasse les minorités ou les nouveaux venus et que se développe de façon dramatique la xénophobie. Des pays à forte tradition communautaire comme la Suisse – l’un des berceaux de la démocratie, au demeurant – en arrive ainsi à voter à des référendums d’une manière qui, si elle n’était pas scandaleuse, ne serait que ridicule. Si nous craignons donc que l’appel au bien commun ne recouvre rapidement des tentatives nationalistes, xénophobes et autoritaires, nous nous devons de concevoir une autre définition de la démocratie.

Cela a été fort bien analysé dans les rapports dont vous avez pris connaissance et que vous allez discuter ou approuver dans un instant.

Ce qui est essentiel est ici de suivre une proposition qui a été faite il y a bien longtemps, il y a un siècle et demi, par Benjamin Constant, qui opposait la liberté des anciens et la liberté des modernes. La liberté des anciens, Athènes, c’est une liberté de participer, la liberté d’être citoyen et d’avoir part à la décision publique. C’est, bien sûr, positif mais, dans le monde où nous vivons, où tant de forces peuvent s’imposer à nous en dehors de toute volonté politique par la force de l’économie, par la force des médias et de la propagande, il faut, je crois, suivre l’idée de Benjamin Constant, qui a été renouvelée et modernisée par Isaiah Berlin, sur l’importance des libertés négatives : ce n’est pas la liberté de faire, mais la liberté de ne pas faire, qui était déjà inscrite dans l’Habeas Corpus que la Grande-Bretagne a donné au monde, il y a plusieurs siècles et qui est la naissance même de la démocratie moderne.

Nous avons donc à parler de tous les problèmes particuliers en termes universels. Il ne s’agit pas de dire que l’on reconnaît les intérêts des handicapés, des protestants, des catholiques, etc. Il s’agit de poser le principe de l’universalité de la liberté pour tous de s’exprimer et, donc, de ne pas être, parce que minoritaire, empêché de vivre comme on le souhaite.

Ce thème me semble être le thème fondamental. Il est la naissance et doit être l’avenir de la démocratie moderne, à la condition, si je puis dire, de ne pas tout rejeter de la liberté des anciens. Vous-mêmes, dans vos rapports, avez insisté constamment sur la nécessité d’amplifier le champ de la démocratie. Je l’ai fait moi-même en commençant. Le temps m’étant compté, je dirai simplement que la démocratie doit être représentative, mais pas seulement ; il faut qu’elle soit aussi participative et délibérative.

Il faut à la fois que des poussées, des demandes viennent d’en bas et pénètrent dans le système politique, mais que des informations viennent aussi d’en haut, de scientifiques, d’économistes, de futurologues ou de démographes, peu importe, mais de personnes qui permettent à la réflexion politique de s’appuyer sur des informations qui ne sont pas toujours faciles à trouver ni élémentaires à comprendre.

Les rapporteurs ont fait des propositions dans ces deux sens. Ils ont insisté, à juste titre, sur la nécessité d’une démocratie participative à la base, qui reprend les pratiques qui se sont élaborées à Porto Alegre et ailleurs ; mais aussi sur la nécessité d’une démocratie délibérative. À cet égard, dans un exposé récent, M. Rosanvallon avait proposé de créer une « académie du futur », rassemblant tous les gens capables de nous annoncer ce que sera le futur en fonction des actions engagées aujourd’hui. Je pense qu’il est important que nous ayons ces connaissances.

Cela dit, il faut insister sur le renforcement de ces deux flux, d’information et de demandes, qui doivent pénétrer le système politique pour que ce dernier soit capable de maîtriser l’ensemble des systèmes économiques.

Cela m’apparaît plus sérieux, et autrement important, que les attaques qui sont faites trop facilement contre les médias. Mille personnes l’ont dit avant moi : les médias sont dangereux dans la mesure où ils possèdent un monopole. Encore n’est-ce pas si sûr, car ma propre expérience m’a montré, dans un pays comme la Pologne à l’époque de Solidarnosc, que lorsqu’il existe un monopole de l’information, on n’y croit pas. À l’image des jeunes Iraniens qui ne croient qu’à Internet, les Polonais ne croyaient qu’aux radios anglaises ou américaines qu’ils arrivaient à capter. Par conséquent, les médias sont, à mon sens, plus des instruments qui posent des problèmes nouveaux que des moyens de cacher des problèmes ou des solutions.

À écouter ou regarder les médias, qu’il s’agisse des médias de masse, comme la télévision, ou des médias individualisés, comme Internet sous toutes ses formes, vous ne voyez que naître des problèmes, des problèmes et encore des problèmes. C’est à vous, système politique, de transformer les questions transmises par les médias en solution politique, dans le respect des principes démocratiques.

Je dirai donc que le problème devant lequel nous nous trouvons, c’est qu’après 30 ans d’un néolibéralisme parfois triomphant, mais qui a commencé à partir des années 1980 et 1990 à être agité par des crises sectorielles, régionales, puis générale, nous devons, en rompant clairement avec les illusions néolibérales sur la sagesse des marchés, créer un système politique. Etant donné que celui que nous avions, après cette période néolibérale très longue et active a été mis en ruine, nous devons en reconstruire un bien plus large qu’autrefois, et votre Assemblée, parce qu’elle n’est pas liée à des intérêts immédiats, doit jouer un rôle considérable dans la recherche de cette extension, de ce renforcement, de cette rencontre entre le système politique et l’ensemble des systèmes économiques, sociaux et culturels. Car c’est du renforcement de la démocratie que doit venir, que peut venir la solution à la crise économique, puisqu’il n’y en aura pas sans retour à la confiance dans les décisions que les citoyens peuvent prendre.


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