La corrida devrait être interdite en Catalogne dès 2012. Encore une grande victoire pour le parti des infirmiers anti-violence.
Pourquoi faut-il être pour la corrida ? Parce que la suppression de la corrida satisferait trop les bienpensants. A quoi reconnaît-on une opinion bienpensante ?
A ce qu’il est devenu impossible de la mettre en doute sérieusement en société. D’où son appellation : on pense bien quand on pense comme tout le monde. Car comment contredire, aujourd’hui, sans paraître être un bourreau infréquentable, quelqu’un qui dit se soucier des intérêts des animaux, de la limitation de la souffrance sur cette terre, et de la jouissance méprisable du peuple devant un spectacle cruel ?
L’hypocrisie est toujours bienpensante
On peut déceler l’hypocrisie propre à toute bienpensance dans la formulation étrange qu’utilise un internaute de L’Express.fr sur la question de la suppression des corridas. Je cite : « il ne peut être que positif qu’enfin des lois se prononcent contre (la corrida). » Outre la lourdeur de sa construction, cette formulation se dénonce surtout d’elle-même. L’interdiction de la corrida ne peut être QUE positive ? Ouf, on a eu peur ; on a cru un moment que la « pensance », ou à la rigueur la « mal-pensance » pouvaient avoir lieu. Mais non, rassurez-vous, soyons clairs : des lois anti-corridas ne peuvent être QUE acceptables.
Celui ou celle qui entend derrière ce genre de formulations alambiquées le duel entre une saine virilité et la surveillance maternelle planante, tendance hystérique, est sauvé.
Les règles de la corrida, trop crues pour être acceptées
Ce qui énerve les bienpensants avec la corrida, c’est que des aficionados arrivent encore à apprécier ouvertement, sans honte, sans être inquiétés, un spectacle mettant en scène du sang, du risque, un rapport de domination. Ils supportent mal que certains puissent assister à un spectacle étant ouvertement lié à de grandes questions, pas forcément ragoûtantes ou réjouissantes il est vrai, qui agitent normalement un être humain : la souffrance, la mort, les dominants et les dominés, l’homme contre l’animal. A une époque de falsification spectaculaire (triomphe du politiquement correct), il est devenu tout simplement déplacé de mettre à la vue de tous des choses trop vraies (comble de l’ironie, à l’époque de la télé-réalité-mensongée-mondialisée). Le théâtre de Shakespeare est encore toléré ; mais jusqu’à quand ?
Il est si triste de constater que la seule souffrance qu’on puisse encore tolérer sans honte ni dégoût, aujourd’hui, soit la souffrance qui ne saigne pas, la souffrance psychologique, ou la souffrance virtuelle à travers les films et les jeux vidéos. La seule souffrance permise est donc celle qui sert le mieux l’idéologie marchande. On peut jouir de la violence, oui, mais en représentation. La corrida, par là-même, va à l’encontre du culte de la marchandise. Celui-ci sent que la représentation de la mort a un effet déprimant sur les ventes. Et il sait que la vision de la mort réelle pourrait amener certains consommateurs à penser un peu trop. Consommez, mais mourrez en silence, comme si de rien n’était. Pensez peu à la mort ; elle pourrait vous aiguillonner, vous réveiller en sursaut. Par ailleurs, nous ferons en sorte que vous n’assistiez jamais à une corrida, spectacle barbare et sans intérêt.
Tuer un taureau avec classe : quelle honte !
A coup sûr, les anti-corridas ne supportent pas non plus de voir un homme élégant, le toréador, manier sa cape devant un animal blessé, puis le tuer, le tout sans mauvaise conscience, sous les vivats de la foule. Pour eux, l’homme dominant et jouisseur, même dans la mort et le sang, ne devrait tout simplement pas exister. Pour eux, l’homme n’est beau, grand et humain que lorsqu’il se culpabilise, se maudit de ses misérables pulsions meurtrières, de son désir de violence et de domination. Il est beau quand il bienpense et qu’il se morfond. Tuer un taureau avec classe, quelle honte ! Quel manque de politesse que de montrer du courage face à la mort !
Par contre, s’emmerder des journées entières à un boulot qui ne nous intéresse pas, passer en moyenne trois heures par jour devant la télé, surfer sur Internet comme un zombie, utiliser le métro plutôt que de marcher 500 mètres, ne jamais se confronter à ce qui est terrorisant, méconnaître le moindre courage, en voilà de la grandeur moderne qui ne fait de mal à personne, en voilà de la politesse attentionnée. Ne pas trop réfléchir, vivre le plus longtemps possible, calculer ses chances de survie, éviter les risques, en voilà une belle vie d’épicier, de pharmacien (décidément, Homais restera toujours parmi nous).
Les anti-clopes sont les anti-corridas
On observe ce même phénomène de haine des jouisseurs insouciants dans la lutte anti-tabac : il est devenu inacceptable qu’on apprécie une chose dont il a été scientifiquement prouvé qu’elle est nuisible à la santé. Les bienpensants-obéissants vous défendent contre vous-mêmes, vous aident en vous culpabilisant. Encore une fois, un argument fictif a été utilisé pour faire passer la loi Evin : la santé des fumeurs passifs qui n’auraient rien demandé à personne. Pauvres fumeurs passifs, pauvres taureaux ! Comme si on se souciait réellement des fumeurs passifs, de nos voisins de bar et de métro. Comme si on se souciait vraiment des taureaux.
Car on peut parier sans risque qu’un aficionado de corrida en sait beaucoup plus sur les taureaux qu’un de ces millions d’improvisés anti-corridas. Qu’on ne nous fasse pas croire non plus que c’est par respect ou amour des animaux qu’on s’oppose à cette tradition. Ce n’est là que l’argument bienpensant, la partie émergée de l’iceberg, la caution maternelle-morale. Car s’il fallait que l’on élimine les activités qui tuent « inutilement » des animaux, on ne serait pas rendu. Des milliers d’oiseaux s’écrasent sur des gratte-ciels aux quatre coins du monde. Sans parler de l’effet néfaste des voitures, des gaz à échappement, de l’insalubrité des abattoirs, etc. Sans parler même du fait que la soif de consommation des occidentaux humanistes anti-corridas est comblée grâce à l’exploitation systématiques de travailleurs pauvres à l’autre bout de la planète. Oui, les Nike, l’iPhone, et les ordinateurs grâce auxquels on peut lire ce texte.
Mais les bienpensants ne sont pas conscients de leur obscénité. Comme l’a dit Nietzsche, « nul ne ment plus que l’homme indigné ». Et ils en savent très long en termes d’indignation.
L’absence de spiritualité gratuite
Beaucoup d’autres phénomènes nuisibles à l’homme ou l’animal sont donc largement négligés. Pourquoi ? Parce qu’ils servent l’idéologie capitaliste. Il est très-bienpensant de les ignorer. Le bienpensant objectera alors que les voitures servent au moins à se déplacer, les buildings à travailler, la croissance à s’enrichir ; alors que la corrida, elle, est cruelle, mais en plus ne sert à rien, puisqu’ils ne bouffent même pas les taureaux.
Bel exemple de ce qu’est capable notre époque platement marchande : la bienpensance anti-violence main dans la main avec l’utilitarisme le plus non-pensant. Resterait-il un peu de place pour la gratuité ? C’est précisément ce qui fait de la corrida l’un des derniers spectacles de poésie tragique qu’il nous reste. Son « inutilité » apparente prouve sa pertinence dans un monde obsédé par ses chiffres et ses courbes.
A quoi sert un tableau de Van Gogh ? A rien, c’est vrai. Mais au moins, c’est un bon placement financier.
Rappelons, pour finir sur une note virile, positive, dionysiaque, et gratuite, que des personnalités comme Pablo Picasso, Orson Welles, ou encore Ernest Hemingway, aimaient beaucoup la corrida. Des hommes qui n’ont jamais souscrit au misérable pacte social des bienpensants, qui ont toujours accepté, eux, de voir et de vivre en face de certaines réalités, comme la mort, la vieillesse, l’ambiguité de la justice, la guerre des sexes.
Des hommes qui, comme l’a dit Charles Péguy, avaient compris qu’il vaut mieux avoir une âme impure qu’une âme toute faite.
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