Je l'ai vue. Couchée sur la neige. Le visage et le ventre en sang. J'ai vu le beau sang rouge couler sur la crudité de la neige. J'ai vu les habits éparpillés, semés comme des graines inutiles. J'ai vu la main douce lui prêter secours. J'ai vu la route balayée par le brouillard naissant. J'ai entendu la voix de femme, j'ai voulu dire aussi ses paroles. J'étais là et je n'ai rien fait. J'étais là, comme tous les témoins de cette scène : loups, coyotes, aigles, fauves et charognards, j'étais là parmi eux et je n'ai rien fait.
Je suis terrassé par mon silence, par mon inertie. J'ai laissé la petite femme porter son fardeau ensanglanté sur la route. À aucun moment je n'ai levé le doigt. J'étais là, dans l'épaisseur de l'histoire aujourd'hui racontée, j'étais là comme tous les hommes, aux portes de l'abîme qui nous sépare de l'humanité des femmes.
J'étais là, je l'ai vue. Mon regard l'a vue. J'aurais pu dire quelque chose, j'aurais pu crier à sa place. Je ne l'ai pas fait. Je suis impuissant, figé, plombé du dedans. Je l'ai vue traînée par les cinq en ce lieu si beau, si paisible, ce champ de blé enneigé et fébrile. Je les ai vus la toucher, et je les ai vus rire. Ce rire, je l'entends encore dans mon rêve. Je les ai vus boire à cette bouteille, puis…
J'ouvre les yeux. Je suis en nage dans mon lit. Elle est là, allongée à mes côtés. Il n'y pas de sang autour d'elle. Il n'y a pas de neige autour de nous. Les cinq se sont évanouis, envolés, disparus pour toujours, dans les limbes de l'enfer, là où les inhumains s'amoncellent, se tassent en monticules abjects, là où l'air n'est pas le même qu'ici, près d'elle. Je les ai vus se sauver, s'effacer devant mes pas. Pour ne plus jamais revenir. Et dans la douceur de cette nuit qui nous appartient, dans cet air bien à nous que nous respirons, dans cette pâleur extrême du drap sous ses bras, comme une neige qui serait venue la réconforter, dans ce silence apaisé où les cris d'amour résonnent encore, je me mets à rêver que, peut-être, n'ont-ils jamais existés.