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Clausewitz (VI, 7) Interaction entre attaque et défense

Publié le 05 août 2010 par Egea

Parmi vous, ceux qui avez l'habitude de ne pas lire mes billets sur Clausewitz, je vous conseillerai pour une fois de faire exception et de lire celui-ci : le chapitre est important, même s'il est probablement négligé, et on y lit des choses fort importantes qui dépassent de loin le seul intitulé du chapitre.

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Ce chapitre me semble tout à fait central dans la démarche de Clausewitz : je ne suis pas sûr qu’il soit aussi réputé que les fameux chapitres du Livre I, qui constituent le concentré de la pensée du maître. Mais il me semble qu’il se dégage ici quelque chose de fondamental dans la pensée clausewitzienne.

« Examinons à présent l’attaque et la défense, dans la mesure où il est possible de les distinguer » ((p. 282). Déjà, cette précision sur la difficulté de distinguer les deux mouvements met la puce à l’oreille. Or cette distinction entre elles deux nécessite que « l’une des deux doit comprendre un tiers terme qui permet de commencer la série ». Attaque comme défense ont besoin d’un déclencheur dans le jeu dialectique qui les anime. Dialectique : on pense ici à Hegel, bien sûr.

« Réfléchissons dans l’abstrait à la genèse de la guerre. Au fond, le concept ne provient pas de l’attaque car son objet ultime n’est pas la prise de possession. Il provient d’abord de la défense, le combat étant pour la défense le but immédiat : à l’évidence, lutter et résister ne font qu’un. Riposter à une attaque en présuppose l’existence, alors que l’attaque ne porte pas sur la défense mais sur la prise de possession (...). Le camp qui prend l’initiative des hostilités crée par le fait même deux camps, et c’est lui qui donne des lois à la guerre. Ce camp est celui de la défense ».

Il y a un évident paradoxe dans l’affirmation clausewitzienne. En effet, le sens commun admet que c’est l’agresseur qui déclenche les hostilités. Peu importent ses motifs, au fond : son action, par elle-même, suscite (ou ne suscite pas) la réaction de l’autre. Mais c’est bien l’attaquant qui assume le fait générateur de la guerre, même s’il faut, c’est évident, être deux pour la guerre :

souvenons-nous, la guerre est un duel, comme nous l’a déjà expliqué CVC. Mais celui qui provoque la constitution du duo est l’agresseur, même si l’autre partie doit accepter ce langage pour « accomplir » la réunion des deux, même si cette « réunion » est en fait une désunion poussée à son extrême.... C’est « l’interaction » (et nous verrons plus avant, dans ce chapitre, que CVC utilise le mot).

Mais alors ? Alors, nous avons déjà signalé, jusque ici, ne pas avoir été convaincu par les arguments (et arguties) de Clausewitz pour nous convaincre des avantages de l’attaque. Souvenons nous, au niveau tactique comme stratégique, la défense prenait l’avantage car elle permettait de « contre-attaquer ». Pour le reste, avantages et inconvénients des deux positions s’équilibraient plutôt (ce qui explique d’ailleurs que dans l’histoire, parfois l’attaquant gagne, parfois le défenseur). Mais au fond, ces développement ne servaient qu’à avancer vers ce chapitre-ci et à l’affirmation du fait déclencheur de la défense. Or, il est paradoxal et, pour le coup, ne convainc pas. Il faut donc probablement aller chercher ailleurs.

Dans cette bataille d’Iéna où « l’âme du monde » (Napoléon) passait à cheval et dont furent témoins non seulement Clausewitz mais aussi Hegel ; cette bataille où l’Allemagne s’écroula, véritable juin 1940 à l’envers ; cette bataille qui donna naissance au nationalisme allemand (le « Discours à la nation allemande » de Fichte est écrit au lendemain de la bataille) tout au long du XIX° siècle, avec les conséquences que l’on sait.

Clausewitz (VI, 7) Interaction entre attaque et défense

A Iéna, l’attaquant est Napoléon. Clausewitz, dans une rivalité mimétique (vocabulaire girardien évidemment utilisé à dessein), se veut le défenseur absolu, l’égal du stratège si impressionnant. Mais cette imitation me semble vaine et, pour le coup, je ne suivrai pas Girard quand il explique, à la suite de CVC, que le défenseur est effectivement le fauteur de trouble. L’attaquant est celui qui cause le fait générateur. Ce n’est pas pour rien que depuis loin dans l’histoire, on cherche à déterminer qui a « lancé les hostilités ». Les critères de la « guerre juste » datant du Moyen-Âge débattent justement de cette cause là. L’attaquant est le « fauteur de troubles ». Mais pourquoi le fait-il donc ? parce qu’il y a intérêt.

Évoquons alors cette notion de possession. « Le défenseur doit établir des règles de conduite même s’il ignore tout des dispositions de l’assaillant (...). A l’inverse, l’assaillant, tant qu’il ne sait rien de son adversaire, , ne doit pas agencer ses forces en un déploiement préétabli. Il doit se borner à les faire progresser, en d’autres termes à prendre possession du terrain au moyen de ses forces ». Voici enfin l’objet de la possession, l’obscur objet du désir : le terrain. C’est ici qu’on vient à l’essentiel de la géopolitique : rivalité de puissance sur des territoires, selon la définition la plus simple et la plus agréée. La rivalité ne s’exerce pas forcément par la guerre, mais quand la guerre vient, l’objet est – souvent, toujours ? – le territoire. La guerre, c’est de la géopolitique et à la fin, la géopolitique se résume en guerre (tout comme la politique se résume en la désignation de l’ennemi).

Certes, mais alors, cette affirmation revient à dire que l’attaquant, qui cherche la possession de territoire, déclenche donc la guerre, ce qui reviendrait à contredire ce que Clausewitz affirme tout juste. Il lui faut donc soulever cet obstacle, et le maître s’y emploie : « L’assaillant peut se faire accompagner d’une armée parce qu’il pourrait en avoir besoin ; bien qu’il puisse prendre le contrôle d’un pays grâce à son armée plutôt que par des proclamations et avec ses commissaires, il n’a pas encore stricto sensu commis d’acte de guerre positif. Le défenseur, lui, assemble et plus encore déploie ses forces en conformité avec la lutte qu’il veut lancer ; c’est lui qui le premier commet un acte qui correspond véritablement avec le concept de guerre » (p. 282). Est-il besoin d’insister sur la vacuité de l’argumentation ? Comme si la présence des forces armées n’était pas, à elle seule, un acte de violence (la menace d’emploi suffit à être un fait guerrier)....

CVC le sent bien qui poursuit : « dans la théorie, de quelle nature sont les motivations fondamentales qui déterminent initialement la défense avant qu’elle n’ait même pensé à la possibilité d’une attaque ? C’est évidemment l’avancée d’un ennemi qui entend prendre possession ». Remarquons au passage l’utilisation du mot « ennemi » alors que selon la démonstration de Clausewitz, la guerre n’a pas encore commencé : l’ennemi préexisterait-il à la guerre ?

« Le défenseur doit empêcher la marche en avant de l’ennemi, et doit donc procéder en fonction de son territoire » : le territoire, encore une fois enjeu mais aussi condition du combat. « Voilà donc l’interaction que recherchait la théorie ».

Voici donc un court chapitre (deux pages que j’ai presque entièrement citées) et qui sont à la fois paradoxales, non convaincantes et simultanément absolument essentielles. Clausewitz se présente comme « le défenseur », à l’opposé de son ennemi et rival, Napoléon, qui est « l’offenseur ». Sa démonstration ne convainc pas et elle est paradoxale. Et pourtant, elle revêt une sorte d’inspiration qui repousse le paradoxe d’un degré. En effet, si l’on pousse un peu plus loin la notion de guerre juste, on s’aperçoit que seul le défenseur a le « droit » de faire la guerre. Ou plutôt , seule le défenseur « socialise » la guerre en la rendant acceptable dans le contrat social. L’agresseur, l’offenseur, remet en cause le contrat social. Et l’essentiel de l’évolution des sociétés modernes, qui passe par une complexification de l’Etat (accompagnant celle de la guerre) passe également par une tentative de socialisation de la guerre. Dès lors, celle-ci est rejetée en dehors du pacte social, elle est délégitimée (selon le vocabulaire weberien, la guerre serait de la violence illégitime). Mais la violence légitime, pour l’Etat, ne peut désormais être que la « défense ». Dans un contrat social, seule la défense permet de faire la guerre. On en voit une illustration dans la transformation des mots : le ministère de la guerre est devenu un ministère de la défense (avant qu’il devienne ministère de la sécurité, qui traduirait une évolution supplémentaire de cette socialisation).

En conclusion, nous pouvons affirmer que même si le raisonnement de Clausewitz est ici caduc, la conclusion qu’il en tire est partiellement vraie. Ce qui explique l’importance –paradoxale- de ce chapitre.

O. Kempf


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