Magazine Politique

«La République déchirée», tribune de Bertrand Monthubert publiée dans Le Monde

Publié le 10 août 2010 par Letombe
«La République déchirée», tribune de Bertrand Monthubert publiée dans Le Monde Secrétaire national à l'enseignement supérieur et la recherche, Bertrand Monthubert analyse les effets de l'affaire Woerth-Bettencourt sur les citoyens et leur rapport à la République, aux autres...   >> Tribune publiée dans Le Monde   «Le délabrement de notre vie politique dont l'affaire Bettencourt et les déclarations dangereuses de Nicolas Sarkozy sont les symptômes les plus récents a sans doute atteint un point de non-retour. Car c'est aujourd'hui la France des privilèges, de l'effondrement des contre-pouvoirs, de l'abandon de la dignité, de la solidarité et du respect des droits fondamentaux qui se révèle jour après jour : nous vivons un changement de régime. La rupture sarkozienne est avant tout une rupture avec les fondements de notre République. Il est peu étonnant, dès lors, que nous soyons aujourd'hui dans une culture de la défiance, comme l'explique avec justesse la sociologue Dominique Schnapper, ancienne membre du Conseil constitutionnel, dans sa leçon inaugurale des Rencontres de Pétrarque. La République est aujourd'hui déchirée, avec des citoyens montés les uns contre les autres, avec des principes jetés à la poubelle, ces principes qui sont nécessaires à l'élaboration de la relation de confiance qui est à la base de toute société démocratique. En particulier, tout ce qui relève des institutions et de leur indépendance, que ce soit de la Constitution, de la justice, des medias ou des chercheurs, est bafoué, au nom d'une pseudo-culture du résultat dont les effets pervers sont avérés, et l'efficacité démentie par les faits.   L'arrière-plan de la politique de Nicolas Sarkozy, qui engendre cette crise de confiance, est constitué de deux axes : le culte de l'argent, et le despotisme soi-disant éclairé. Culte de l'argent : celui qui a fait fortune a forcément raison. Les entreprises, en tout cas celles qui dominent les marchés, ont forcément raison. Ce constat n'est pas neuf : dès son élection, Nicolas Sarkozy qui avait évoqué une "retraite" pour prendre la mesure de ses nouvelles fonctions, avait témoigné de son goût pour le luxe aux frais d'un de ses amis fortunés. Mais le scandale de l'affaire Bettencourt, et tout autant les révélations sur le "Premier Cercle", qui permet aux riches un accès facilité au président et à ses ministres, contre financement politique aux marges de la légalité, montrent comment les choix politiques effectués, qui favorisent toujours les plus puissants, sont effectués.   L'intérêt de la Nation est bien loin, les privilèges abolis pendant la Révolution Française sont de retour. C'est aussi le pouvoir financier qui progresse dans le domaine du savoir. Le mépris de Nicolas Sarkozy pour la culture, comme l'a montré sa tirade édifiante au sujet de la Princesse de Clèves, se traduit dans la recherche par une focalisation sur les avancées qui ont des retombées économiques, au risque d'assécher la recherche fondamentale qui rend pourtant possibles ces applications.   Dès lors, tout est fait pour contester l'indépendance des chercheurs. Le CNRS, symbole fort de celle-ci, est torpillé et privé de son rôle d'élaboration de la politique scientifique, au profit de commissions contrôlées par le pouvoir politique. Les laboratoires dépendent de plus en plus de contrats avec des entreprises, qui sont incitées à externaliser leur recherche dans des laboratoires publics, le Crédit d'Impôt Recherche (CIR) leur permettant de réduire fortement les coûts dans ce cadre. Un CIR dont les avantages pour les grands groupes, dénoncés de toutes parts, sont tels qu'un groupe peut à la fois faire des milliards de bénéfices, toucher une ristourne de dizaines de millions d'euros de l'Etat, et licencier plus de mille chercheurs. Récemment, un décret est sorti permettant aux chercheurs de bénéficier financièrement, personnellement, de tels contrats.   Les relations entre la recherche publique et les entreprises sont souhaitables et existent depuis longtemps, mais elles doivent s'effectuer dans une parfaite indépendance, faute de quoi les risques de fraude scientifique augmentent fortement. Nous en connaissons de nombreux cas aux Etats-Unis, où des chercheurs publics se trouvant dans des situations de conflits d'intérêts n'ont pas publié des résultats qui auraient été néfastes pour les entreprises qui les rémunéraient en complément de leur salaire. C'est précisément ce que la droite est en train d'installer en France aujourd'hui. Pourtant, la crise de la grippe A, les doutes portés à tort ou à raison par une grande partie de la population sur les discours des experts de l'OMS, la suspicion que les discours des chercheurs soient influencés par leurs liens avec des intérêts privés, doivent nous inciter à renforcer l'indépendance des chercheurs. Une indépendance qui n'est pas synonyme de confort, de retrait de la société, mais de crédibilité vis-à-vis de tous les citoyens. Mais il faut aussi qualifier le régime politique dans lequel Nicolas Sarkozy nous entraîne et qui se révèle dans l'affaiblissement des institutions dont l'indépendance est un gage de crédibilité auprès des citoyens. C'est un véritable retour au XVIIIème siècle, avec le modèle du despote soi-disant éclairé. Cette conception consiste à concentrer les pouvoirs dans les mains d'un seul homme (le despote), à faire fi de la séparation des pouvoirs que sont l'exécutif, le législatif et le judiciaire, à étouffer tous les contre-pouvoirs comme la presse ; tout cela au motif que le despote serait éclairé par la Raison, ce dont on peut douter dans le cas présent. L'argumentation du président de la République dans la période actuelle en est exemplaire : le conflit d'intérêt manifeste dans lequel s'est trouvé Eric Woerth n'existe pas selon l'UMP car celui-ci est honnête. Il reviendra à la justice, si elle exercée de façon indépendante, de conclure sur ce dernier point. Mais la question n'est pas de savoir si M. Woerth est honnête, mais s'il est normal qu'un même homme collecte des fonds pour le pouvoir auprès des grandes fortunes, tout en étant censé s'assurer de la régularité des déclarations fiscales de ces mêmes personnes.   Plus profondément, en modifiant la Constitution afin de pouvoir s'exprimer au sein du Parlement, en méprisant la Constitution dans des discours comme celui de Grenoble qui sont un hommage effrayant aux thèses d'extrême-droite, en tentant de passer outre l'avis du Conseil constitutionnel suite à la censure partielle de la loi sur la rétention de sûreté, en ignorant l'avis du Conseil d'Etat sur la loi sur la burqua, en procédant à la nomination d'un procureur – Philippe Courroye, dont les liens avec le Président de la République sont attestés – contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), en nommant directement les patrons de l'audiovisuel public et en s'impliquant ostensiblement dans les évolutions à la tête de grands quotidiens, Nicolas Sarkozy bafoue les principes fondamentaux de la République. Il le fait au nom d'une pseudo-culture du résultat, devenue le seul étalon de l'évaluation de sa politique.   Il est un terrain sur lequel son fantasme de despotisme éclairé s'est fortement illustré : celui de l'université. Ce fut sa première loi après celle qui instaura le bouclier fiscal. Il a voulu en faire le symbole de son mandat. Tout un symbole, en effet : cette loi concentre les pouvoirs au sein des universités entre les mains du président d'université et de son conseil d'administration, court-circuitant toutes les autres instances de l'université, avec des pouvoirs absurdes : nomination des membres des comités qui proposent les recrutements d'universitaires, possibilité pour des non-spécialistes de modifier les classements effectués par les spécialistes, par exemple. Ce n'est pas un hasard si le Conseil d'Etat, suite à sa saisine par des universitaires, a renvoyé plusieurs articles de la loi LRU au Conseil constitutionnel, qui vient d'assécher de fait les articles incriminés, par une réserve d'interprétation qui empêchera dans la pratique les présidents d'exercer les prérogatives abusives que la loi leur avait confié, comme le droit de veto. Il ne faudrait toutefois pas pour autant croire que Nicolas Sarkozy laisse une autonomie complète à ces présidents : bâtissant un régime néo-féodal, il les vassalise en créant des primes à la discrétion du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, et les soumet à une quête permanente de leurs financements...   Dominique Schnapper, en interrogeant les conditions permettant la confiance vis-à-vis d'acteurs comme les scientifiques, met en lumière le tournant que nous vivons. La gauche a aujourd'hui un devoir. Celui de réparer une France abîmée, comme l'a bien exprimé Martine Aubry, grâce à des politiques qui préparent l'avenir de notre pays par l'éducation et la recherche, et soulagent les souffrances de ceux qui n'appartiennent pas au Gotha des richissimes amis du pouvoir. Mais il est aussi de notre responsabilité de poser les bases d'un nouveau socle de confiance démocratique, d'une nouvelle République. La réflexion n'est pas nouvelle, sa mise en œuvre l'est devenue. Car la montée de l'extrême-droite, favorisée à la fois par les discours dangereux d'une droite qui a choisi d'en épouser certains thèmes dans l'illusion d'assécher un Front National qu'elle ne fait que légitimer, et par les affaires actuelles qui suscitent le dégoût de la politique, nous impose de montrer clairement en quoi le Parti Socialiste se situe aux antipodes des affres de la majorité. C'est notre différence en termes d'orientation politique, avec un modèle de développement tirant les leçons de la crise, de pratique démocratique avec la rénovation engagée du PS, de choix institutionnels avec l'instauration d'une nouvelle République, qui pourra redonner confiance à des citoyens déboussolés et légitimement écœurés par le spectacle répugnant d'un régime qui déchire la République comme une vulgaire feuille de papier.»

Retour à La Une de Logo Paperblog