2) Ces maires s’appellent des progressistes, des gens qui veulent nous «changer la ville», pour nous «changer la vie».
Je les connais bien ces maires, pour avoir souvent changé de ville de résidence dans ma vie.
Ils étaient de toutes couleurs politiques. La seule fois où j’ai vécu dans une ville différente,
c’était aux cours de ces deux ans dans une cité administrée, depuis plus de trente ans, par
un affreux «réac’». Lui nous fichait la paix. Bien sûr il n’y avait qu’une malheureuse Maison de la Jeunesse et de la Culture sans moyens, et un cinéma municipal qui menaçait ruine, mais
en tout cas, avec lui, pas de rond-points nomansland, de médiathèques à courants d’air et de toute cette ferraille qui nous parque, pauvres piétons, sur les trottoirs autorisés.
Voilà le tableau.
Un jour, madame mon maire a décidé, dans une de ces fulgurances oniriques qui la visitent
régulièrement, elle et ses semblables, de refaire notre rue. Rappelons, pour insister, que nous ne lui avions rien demandé, comme c’est la règle dans ces cas-là.
Un matin donc voilà les camions, et les premiers coup de tronçonneuses dans ...l’arbre, cet
arbre qui m’a accueillit devant ma maison quand j’ai emménagé il y a trois ans. Bon. Habitué aux Attila modernes qui ont pris toutes les clés des cités, j’ai passé mon chemin. Jusqu’à ce que je rencontre une femme plus loin, une vieille voisine d’origine yougoslave que je ne connaissais pas encore. Elle pleurait sur le trottoir, elle pleurait un autre arbre, qu’ils venaient d’abattre, juste devant chez elle. Son arbre, sur lequel elle veillait certains étés trop chauds depuis vingt-cinq ans, et qui, en plus de lui offrir son ombre, protégeait son intimité de l’immeuble d’en face.
Je fais vite. Le chef de chantier va alors m’apprendre que les dix charmes de la rue, et le prunus géant, qui nous fait comme une place de village à lui tout seul, seront abattus. La nouvelle rue est en chantier. Il n’est pas prévu d’arbres dans le nouveau projet de mon maire. Pas d’arbres, mais des «suspensions florales» en haut de poteaux «design».
Je fais encore plus vite maintenant. Sur l’arrêt du chantier que nous arrivons à obtenir, sur nos barricades en planches autour des arbres, sur les rendez-vous à la mairie (où, s’il ne faut pas «revenir plus tard», il faudra se satisfaire de changer quatre fois d’interlocuteurs, sans jamais voir le maire qui est aussi vice présidente du conseil général du département, et donc absente trois jours par semaine). Je fais vite sur la pétition qui réunie 9/10ème des habitants de la rue en faveur de la préservation des arbres. Etc., etc.
Je m’arrête un instant sur le mépris avec lequel nous avons été traités en mairie. Un mépris
compatissant. Nous étions les perdants d’une «concertation» qui avait eu lieu plusieurs mois auparavant, paraît-il.
Quelle concertation ?! Est-ce une concertation des riverains lorsque seules quelques personnes prévenues, sur les cent vingt foyers de la rue, se retrouvent en otage dans une salle ou on leur vante les beautés futures de la rue du Camp «new-look» ? Est-ce une concertation lorsque le deuxième rendez-vous «d’après concertation» présente exactement le même projet, mais cette fois-ci «finalisé» ?! Non, ça ne s’appelle pas une concertation, cela s’appelle un tour de passe-passe pour se débarrasser des citoyens.
Je reprends vite l’histoire, jusqu’au redémarrage des tronçonneuses, un matin à 6h45 (nos
airs dépités sur le trottoir), jusqu’aux nouveaux éclairages qui s’installent (et font ressembler notre rue à n’importe quelle rue de lotissement neuf ; même la nuit il fait jour, d’un jour orangé éblouissant et bizarre), jusqu’aux suspensions florales à arrosage automatique qui remplacent aujourd’hui l’autosuffisance en eau des arbres disparus. Je fais vite enfin sur le ciment et le bitume des trottoirs, qui ont remplacé nos chers pavés disjoints.
Je fais même très très vite pour passer l’épisode de l’inauguration de la rue par madame le
maire ...que l’on voyait ici pour la première fois, et qui nous écoutait sans se déparer d’un sourire de cire, pressée qu’elle était de clore la cérémonie, après un discours lénifiant (et l’annonce qu’elle allait faire détruire le local des boulistes un peu plus loin ...ce qu’elle a fait cinq mois plus tard, «sans qu’on ne lui demande rien» ; un local qui aurait pu servir à bien des associations du quartier ...» Destruction ordinaire des villes en temps de paix»...)
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