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Je n'étais pas journaliste

Publié le 14 août 2010 par Unpeudetao

Souvenir de journaliste (14), pendant un mois, des journalistes de l'agglomération lyonnaise racontent sur LibéLyon un souvenir professionnel qui les a marqués. Aujourd'hui, Sandrine Boucher, journaliste indépendante qui se spécialise dans les questions environnementales :

Nous étions à moins d’une semaine de Noël. S’il gelait à Lyon et ailleurs en France depuis plus d’un mois déjà, l’hiver avait finalement gagné Paris la veille. Ce jour là, le froid était donc devenu un sujet d’envergure hexagonale. Le quotidien national pour lequel je travaillais alors me demande d’écrire un article sur les sans-abri qui persistent à dormir dehors quand il fait froid.

Commande de l’article peu avant midi, pour un rendu en fin de journée. Une après-midi pour décrire les nuits des SDF. Et tenter d’en dire quelque chose de pas trop stupide.

A deux pas des vitrines de Noël, une jolie péniche beige et rouge est amarrée. C’est un centre d’accueil de jour qui reçoit des « passagers », quel que soit leur statut ou leurs raisons : précaires, isolés, avec ou sans abri. On ne pose pas de question. “Nous ne sommes pas brutalisés dans nos fragilités”, dit Jean-Jacques, un des « passagers ». Dans la grande pièce commune, on joue aux cartes, on boit un café, on se pose, pour quelques heures de répit. Il émane de cet endroit quelque chose d’apaisé, qui enveloppe, réconforte. Pourtant je ne suis pas à l’aise.

On a déjà dit, écrit, expliqué mille fois pourquoi certains SDF ne vont pas dans les foyers. Je vais l’écrire une fois de plus. Je vais gratter les plaies de la grande précarité, parce qu’il faut du « vécu ». Pour qui ? Pour quoi ? C’est le métier que j’ai choisi, que j’aime, et que j’espère utile. C’est aussi mon boulot, mon gagne-pain. « En hiver, on meurt de froid, en été, on meurt de solitude. Pour les gens que nous accueillons, la détresse n’a pas de saison. C’est l’hiver dans leur cœur toute l’année », soupire le responsable, à juste titre agacé par l’émotion fugace pour les pauvres qui saisit l’opinion seulement quand les températures chutent.

Je partage un café avec un jeune homme, Jérôme, regard clair derrière des lunettes, qui veut bien me confier un bout de son histoire. Il a un BTS agricole.
Il est saisonnier, ramasse les fruits en été, travaille en station l’hiver. Il avait trouvé de l’embauche, mais pas de logement abordable. Il s’était installé sous un porche près d’un commissariat, en attendant de repartir en altitude. Un petit gars solide, organisé et courageux à qui les policiers apportaient de temps à autre un café. Il parle des poux, de la promiscuité, de la violence dans les foyers. « Si vous arrivez à passer l’accueil sans vomir, alors vous pouvez y rentrer ». L’heure tourne, il faut que j’écrive mon papier. Jérôme me retient une seconde. «Je voulais vous dire quelque chose. Quand vous êtes arrivée, quand je vous ai vu descendre l’escalier, vous n’étiez pas une journaliste. Vous étiez vous. C’est pour cela que j’ai accepté de vous parler».

Sandrine BOUCHER.

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