Qui n’a pas été impressionné par le visage d’Aisha, cette jeune afghane au visage mutilé, apparu en couverture du Times de la semaine dernière ? Impressionné bien sûr par l’absurdité de cette mutilation nasale liée à sa soif de liberté contrée par son mari obligé et taliban, mais impressionné aussi par – malgré tout – la beauté extraordinaire de cette femme libre et fière ?
Au-delà de l’absurdité de cette mâle vengeance, se pose la question du visage. L’être humain n’est-il pas avant tout un visage ? N’est-ce pas la première – si pas la seule – caractéristique que l’on voit lorqu’on découvre quelqu’un ? N’est-ce par par notre visage que nous extériorisons notre identité profonde ?
Comme le rappelle un article très intéressant de Libération, « l’illustration la plus frappante en est ce que les neurologues appellent la prosopagnosie. À la suite de la lésion d’une zone corticale bien précise, vous devenez incapable de reconnaître à qui appartiennent les visages qui vous font face, visages que vous voyez toutefois distinctement, et sur lesquels vous pouvez lire le sexe, l’âge, les émotions, bref, tout ce qui n’est pas l’identité. Votre propre visage dans le miroir vous semble celui d’un étranger. Ceci n’empêche pas de deviner à qui vous avez à faire, en vous fondant sur l’âge, le sexe, la voix, la démarche, les vêtements ».
Cette force identitaire du visage reçoit cependant des attaques importantes, certaines sociales, d’autres individuelles.
Attaques sociales, notamment par le port de la burqa. Si un vêtement consiste à cacher le visage, n’est-ce pas l’identité même de la personne – et par là la reconnaissance qu’on peut avoir d’elle – qui est occultée ? Comme je l’ai déjà écrit, je n’ai personnellement rien contre le port du voile par des musulmanes. Je n’ai d’ailleurs rien contre tout signe d’appartenance à une religion. N’est-ce pas normal d’indiquer d’une manière ou d’une autre une référence aux valeurs qu’on juge fondamentales ? Mais cacher son visage – ou être obligée de le cacher – est une atteinte fondamentale aux relations, aux échanges, à l’existence, à l’identité, à l’essence… En aucun cas, on ne peut l’accepter.
Attaques individuelles et sans doute tout aussi sournoises. On a tendance à fuir le visage. Je n’ai personnellement jamais acquis la culture du « téléphone ». Je reconnais bien sûr que c’est un outil de communication efficace et rapide. Mais je n’ai jamais pu me faire au fait de ne pas voir mon interlocuteur, de ne pas pouvoir le sentir, de ne pas le « re-con-naître ». Certains moyens permettent de dépasser aujourd’hui cette limite. Je pense notamment aux communications téléphoniques par Skype (notamment) où l’on peut visualiser son interlocuteur avec une webcam. Pas mal, sauf que je constate à l’usage qu’on a plutôt tendance à fuir le regard de l’autre. Il est là devant nous, mais l’un et l’autre regardent ailleurs, comme si l’autre et l’un n’étaient pas là. Troublant.
Que dire alors de la multiplication des courriels et autres blogs ? L’endroit même où j’écris témoigne de cette culture. Personne ne me voit quand j’écris et je ne vois pas les personnes qui me lisent. Cela ne m’empêche pas, parfois, de dire des choses fondamentales qui sont constitutives de ma personnalité. Mais la distance est telle qu’on peut aussi, parfois, se demander de qui on parle, de qui je parle. Que connaissez-vous de mon visage en ce moment même, alors que c’est par lui que j’existe vraiment ? En tout cas, moi, je ne connais rien du vôtre. Qu’y a-t-il au-delà de votre visage ?