Je viens de revoir, sur le site de l'INA, le débat sur le niveau de vie qui opposait Jacques Chirac et Georges Marchais, en 1971 dans l'émission A armes égales. Un extrait de cette émission, animée par Alain Duhamel, est disponible sur le site de l'INA en cliquant soit sur l'image ci-dessous, soit sur le lien qui la suit :
retrouver ce média sur www.ina.fr
Jacques Chirac, sur la base des chiffres de l'équipement des ménages en biens durables, affirmait que le niveau de vie des Français avait augmenté entre 1960 et 1970. En se limitant à la catégorie socioprofessionnelle des manoeuvres et ouvriers spécialisés, la plus suivie depuis les événements de mai 1968, Jacques Chirac rappelle ainsi les chiffres suivants :
* en avril 1960, 19,5 % des ménages de ce groupe avait une automobile, contre 52 % en décembre 1969.
* en avril 1960, 10,6 % des ménages de ce groupe avait une télévision, contre 67,3 % en décembre 1969.
* en avril 1960, 16 % des ménages de ce groupe avait un réfrigérateur, contre 75 % en décembre 1969.
Pour information, les chiffres pour l'année 2007 de l'équipement des ménages en biens durables, peuvent être consultés sur le site de l'INSEE à cette adresse pour une classification selon le type de ménage, et à celle-ci pour une classification selon la catégorie socioprofessionnelle.
Georges Marchais lui oppose que, bien que l'équipement des ménages ait augmenté significativement en une décennie, de nombreux Français sont "mécontents", avant de poursuivre par cette phrase célèbre "vous avez quarante ans de retard", ce à quoi Jacques Chirac répond par une réplique non moins fameuse "entendre ça de la bouche d'un Léniniste....".
Nous sommes en présence d'une opposition classique entre la vision technocratique et le ressenti des ménages. En effet, la vision technocratique croit rendre compte de la réalité avec des statistiques économiques, oubliant ainsi que consommer et posséder n'est par une source de bonheur à long terme. Tout au plus s'agit-il d'un plaisir fugace (parfois irrationnel, comme lors des soldes...) qui peut fort bien s'accommoder d'un mécontentement général par ailleurs.
Chercher à rendre compte du bonheur par des chiffres, c'est perdre de vue les aspects qualitatifs de la vie au profit des seuls aspects quantitatifs. C'est même plus précisément faire comme si tous les humains étaient identiques et pouvaient donc être décrits par un chiffre qui deviendrait en quelque sorte leur synonyme. J'avais eu l'occasion de développer ce point lors de ma conférence sur la croissance, durant laquelle j'expliquais que le PIB est loin de représenter la vraie création de richesses dans une économie, car cet indicateur n'agrège que des valeurs monétaires (donc chiffrées...). C'est encore moins un indicateur de bonheur, car qui oserait prétendre que le bonheur se mesure à l'aune de la richesse matérielle éphémère (voir à ce propos, l'excellent livre d'Amartya Sen traitant des notions d'inégalité, de bonheur et de capacité en économie) ?
C'est cette confusion entre richesse, bonheur et niveau de vie que l'on voit très clairement dans ce débat. D'un côté, Jacques Chirac affirmait que le niveau de vie avait augmenté en France durant la décennie 1960-1970 (avec raison), mais semblait ne pas avoir saisi qu'un niveau de vie élevé ne garantissait en rien une vie heureuse. De l'autre, Georges Marchais affirmait (avec raison lui-aussi !) que les Français étaient mécontents, car contrairement à une idée reçue, la période des Trente Glorieuses n'a pas non plus été une période d'insouciance. Le développement de la consommation de masse a débouché sur une société dont les valeurs étaient souvent en rupture avec celles de la génération précédente (pensez au développement massif du crédit à la consommation...), ce qui générait de nouveaux problèmes tant sur le plan économique que politique et surtout social !
Cela ma ramène à la conclusion de mon précédent billet : tout ceci démontre l'absolue nécessité d'intégrer des éléments sociaux, politiques et HUMAINS dans les processus de décisions économiques !