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Cantique des colonnes

Publié le 17 août 2010 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 5 (nouvelle série)

Les « pierres » de la semaine dernière étaient les pavés inégaux de chemins – vicinaux ou autres -  où l’humain pérégrin pouvait tracer sa voie à travers le vaste champ de la création. Nous marchions sur les pierres jetées par la « main pathétique » comme autant de dés indistincts. Cette fois, l’élément minéral dompté  par l’ouvrage de l’homme se dresse comme un trait d’union  vers les cieux. Avec Paul Valéry , nous passons de l’horizontale à la verticale, un peu comme nos lointains cousins les primates se sont mis à la bipédie !

Dans ce CANTIQUE DES COLONNES,le chemin pesant se fait presque élan, même si l’origine minérale est évidente et bien révélée. Il y a eu en effet un éveil par le ciseau, un appareillage par le travail de l’homme dont ces colonnes sont autant de métaphores … Ces colonnes forment temple et rendent visible un certain chant issu de la lumière… Ces colonnes marchent dans le temps en même temps qu’elles sont défi au temps, dans la permanence de leur marche figée.

Elles sont instant d’éternité et, dans leur présence manifestée par ce « dieu couleur de miel » - ô, savoureuse image !- elles nous ouvrent les portes d’accès à la divinité mais paradoxe apparent… sans les dieux ! Puissent-elles encore faire résonner leur chant pour tous ceux qui ont des oreilles pour entendre, ces colonnes qui sont portes autant que porteuses, et dont la marche, loin d’être un élan suspendu, serait plutôt l’éternisation d’un mouvement comme le saisissement d’Achille immobile à grands pas

Douces colonnes, aux
Chapeaux garnis de jour,
Ornés de vrais oiseaux
Qui marchent sur le tour,

Douces colonnes, ô
L’orchestre de fuseaux !
Chacun immole son
Silence à l’unisson.

Que portez-vous si haut,
Égales radieuses?
— Au désir sans défaut
Nos grâces studieuses !

Nous chantons à la fois
Que nous portons les cieux !
o seule et sage voix
Qui chantes pour les yeux !

Vois quels hymnes candides !
Quelle sonorité
Nos éléments limpides
Tirent de la clarté !

Si froides et dorées
Nous fûmes de nos lits
Par le ciseau tirées,
Pour devenir ces lys !

De nos lits de cristal
Nous fûmes éveillées,
Des griffes de métal
Nous ont appareillées.

Pour affronter la lune,
La lune et le soleil,
On nous polit chacune
comme ongle de l’orteil !

Servantes sans genoux,
Sourires sans figures,
La belle devant nous
Se sent les jambes pures.

Pieusement pareilles,
Le nez sous le bandeau
Et nos riches oreilles
Sourdes au blanc fardeau,

Un temple sur les yeux
Noirs pour l’éternité,
Nous allons sans les dieux
A la divinité !

Nos antiques jeunesses,
Chair mate et belles ombres,
Sont fières des finesses
Qui naissent par les nombres !

Filles des nombres d’or,
Fortes des lois du ciel,
Sur nous tombe et s’endort
Un dieu couleur de miel.

Il dort content, le Jour,
Que chaque jour offrons
Sur la table d’amour
Étale sur nos fronts.

Incorruptibles soeurs,
Mi-brûlantes, mi-fraîches,
Nous prîmes pour danseurs
Brises et feuilles sèches,

Et les siècles par dix,
Et les peuples passés,
C’est un profond jadis,
Jadis jamais assez !

Sous nos mêmes amours
Plus lourdes que le monde
Nous traversons les jours
Comme une pierre l’onde !

Nous marchons dans le temps
Et nos corps éclatants
Ont des pas ineffables
Qui marquent dans les fables…

Paul Valéry (Sète 1871 – Paris 1945) Charmes, 1922. 


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