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Obscurité (43) (et cinq centième note de Marche romane)

Publié le 19 août 2010 par Feuilly

Le lendemain fut un jour de farniente bien agréable. On se promena dans la petite ville et on visita le château, sans plus se soucier de rien. Pour un peu, on aurait oublié que l’avenir était bien incertain et le danger partout. On déambula donc d’abord dans les rues tortueuses et pentues et on admira les vieilles maisons, qui manifestement remontaient à une époque lointaine. Il faisait une chaleur accablante et le soleil qui frappait les pierres jaunes donnait à celles-ci un éclat incomparable. Les gros pavés disjoints sur lesquels il fallait marcher faisaient mal aux pieds et on se tordait même un peu les chevilles, mais personne n’y trouvait à redire, tant l’attention du trio était ailleurs. Pauline n’en finissait plus de s’extasier devant les anciennes demeures qu’elle croyait sorties tout droit du Moyen-Age. Ce n’était pas tout à fait exact, mais elles avaient quand même plusieurs siècles et avaient un charme fou. Du coup, la petite avait l’impression de vivre son rêve de la veille. Elle était vraiment une châtelaine et elle était chez elle, ici. Il ne manquait plus que le prince charmant, mais comme d’habitude, celui-ci ne vint pas. Les princes charmants ne viennent jamais, toutes les femmes savent cela et à sa manière, Pauline était en train d’apprendre cette vérité.

L’enfant, lui, restait béat d’admiration devant tout ce qu’il voyait. Il était très sensible à ce que l’architecture de ces maisons pouvait exprimer. A la différence des constructions modernes, il y avait véritablement quelque chose d’humain qui se dégageait de ces vieilles pierres. La chaleur que celles-ci renvoyaient dans la rue était pour lui un enchantement. Cette fournaise dans laquelle ils avançaient, si différente de celle qu’il avait connue sur le plateau de Millevaches et sans commune mesure avec celle, quasi inexistante, de ces grandes régions boisées du Nord-Est d’où il était originaire, cette fournaise, donc, représentait pour lui le bonheur absolu. Il aurait voulu vivre ici mille ans, dans ce Sud mythique dont il découvrait petit à petit différents aspects depuis le début de son périple. Et il observait les maisons à l’alignement débonnaire, les toits pentus aux belles tuiles colorées, les fenêtres à croisillons, garnies de fleurs, les vieux volets de bois, qui devaient grincer quand on les fermait, et ces rues escarpées qui toutes semblaient monter vers le château, comme si celui-ci continuait à être le centre de toute la vie de la petite cité.

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Quant à la mère, sa réaction était encore différente lorsqu’elle parcourait toutes ces petites ruelles tortueuses. Alors que ses enfants, chacun à sa manière, s’extasiaient devant la beauté des lieux, c’étaient surtout les débuts de son adolescence qu’elle revivait, elle. Il n’y avait pas un endroit qui ne lui évoquât un souvenir. Ici, c’était la maison d’une ancienne amie, là, celle de l’instituteur. Plus loin, c’était le local où elle était allée au catéchisme (ah, ces heures passées à écouter ce prêtre qui essayait de la retenir après chaque leçon et dont, d’instinct, elle fuyait la présence comme la peste !) Ici, à ce carrefour, elle était un jour tombée de vélo. Sous cet auvent, là-bas, elle s’était abritée d’un orage de grêle terrible, qui avait ravagé tous les vignobles des environs en moins de dix minutes. Et voilà la grande glycine le long de laquelle elle avait donné son premier baiser. C’était la veille de son départ définitif et il fallait se dépêcher. Le garçon était le fils d’un voisin et cela faisait plus d’un an qu’elle le regardait à la dérobée et que son cœur bondissait chaque fois qu’elle le croisait. Alors elle lui avait donné rendez-vous, ce soir-là et ils s’étaient embrassés. Elle avait treize ans et lui quatorze. Elle ne l’avait jamais revu.

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Plus loin, tout en haut de la côte, ils découvrirent enfin sa maison ! Quel choc de la revoir ! Rien n’avait changé, à part peut-être les rideaux aux fenêtres, mais ce n’était même pas certain. On s’arrêta là un bon moment et elle évoqua ses souvenirs, les bons et les moins bons. Les enfants l’écoutaient et apprenaient sur elle un tas de détails qu’ils ignoraient complètement. Qui aurait cru qu’à onze ans elle s’était battue avec son frère pour une histoire de coffre à bijoux cassé et qu’il avait fallu conduire ce dernier chez le médecin pour lui mettre sept points de suture ? C’était tout simplement inimaginable ! Impensable, même ! Et ces sorties nocturnes, les soirs d’été, quand on l’obligeait à aller se coucher alors qu’il faisait encore clair ? Rebelle, elle ouvrait la fenêtre de sa chambre, marchait précautionneusement sur le toit de la remise à bois, puis d’un bon sautait sur le talus et de là se retrouvait dans la rue sans que ses parents le sussent. De là, elle filait rejoindre des amies qui, elles, avaient la permission de traîner dans les rues jusqu’à minuit passé.

Evidemment, le plus dur était de rentrer sans se faire voir et pour cela il fallait attendre que les parents fussent couchés. Comme ils ne fermaient jamais la porte d’entrée à clef, c’était un jeu d’enfant de s’introduire subrepticement dans la cuisine et de monter les escaliers à pas de loup. Un soir, l’escalier en chêne avait craqué trop fort et sa mère était venue voir ce qui se passait. Jamais à court de ressources, elle avait expliqué qu’elle avait soif et qu’elle était redescendue boire un verre d’eau. Mais une autre fois, malheureusement, quand, venant de l’extérieur, elle avait ouvert la porte de la maison, le père était là, qui l’attendait de pied ferme. Jamais elle ne l’avait entendu hurler comme cela, car c’était plutôt un homme calme d’habitude. Que de reproches elle avait reçus, ce soir-là ! Assurément, ce fut bien la dernière fois qu’elle sortit ainsi clandestinement… 

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Les enfants regardaient leur mère avec émerveillement. Ils s’étaient assis à même le sol, à l’ombre d’un mur et ils l’écoutaient avec avidité. Elle poursuivit en décrivant l’état dans lequel se trouvait la maison quand elle y habitait et pour ce faire elle commença par parler du toit. Celui-ci, manifestement, avait été refait à neuf, mais à cette époque il y avait des infiltrations au grenier et il pleuvait parfois même jusque dans sa propre chambre. Elle revoyait encore les seaux qu’il fallait mettre près du lit, les jours d’orage, et qu’on retrouvait le lendemain à moitié remplis. Il lui semblait encore entendre les goutes d’eau qui tombaient une à une dans les récipients, lentement d’abord, puis de plus en plus vite au fur et à mesure que l’averse grossissait en intensité. Au début, le bruit qu’elles faisaient était sec et intense, puisqu’elles tombaient directement sur du métal. Ensuite, par contre, ce bruit s’adoucissait au fur et à mesure que le niveau de l’eau montait dans les seaux et à la fin il devenait carrément agréable. Elle s’endormait alors sans crainte, en écoutant ce bruit liquide qui ressemblait un peu à celui d’une fontaine. Elle s’amusait même à essayer de percevoir une mélodie dans l’alternance des sons que rendaient les différents récipients et c’est vrai que quand il pleuvait fort elle avait droit à un véritable concert aquatique dans sa chambre. Elle se croyait alors au milieu de la nature, dans un endroit magique connu d’elle seule et elle écoutait cette espèce de musique primitive qui parlait à son cœur sans qu’elle sût exactement pourquoi cela la touchait si fort.

Ensuite, elle décrivit les différentes pièces, telles que celles-ci restaient gravées dans son souvenir. Elle commença par la grande cuisine, avec sa vieille cheminée de pierres et les bûches qu’on empilait juste à côté et qui répandaient une douce odeur du bois. Le soir, quand on faisait une flambée, les visages et les objets prenaient soudain une couleur rouge, à la fois inquiétante et féérique. Alors, pendant que les flammes rugissaient dans l’âtre, une fumée âcre vous picotait les narines et c’était là un enchantement qu’elle n’avait jamais plus connu depuis. Elle prenait une chaise, s’approchait du foyer et restait là pendant des heures à rêvasser, son petit chat sur les genoux. Ses parents étaient tout près, son frère aussi et si c’était distraitement qu’elle écoutait leur conversation, en attendant ils étaient là et la rassuraient par leur présence. Malheureusement, par la suite, elle ne revivrait plus souvent de tels moments.

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Elle se souvenait aussi de sa chambre, avec un lit si haut qu’il aurait presque fallu un escabeau pour y monter. Il y avait également une grande armoire en chêne massif, d’un beau bois presque noir, dans laquelle sa mère rangeait les draps et les couvertures. C’était un plaisir d’aller l’entrouvrir et de passer les doigts sur le linge bien repassé, rugueux à souhait. Ah, ce frisson, chaque fois qu’elle le touchait ! Il y avait quelque chose de sensuel là-dedans, mais sans doute que le plaisir quasi physique qu’elle éprouvait alors venait en grande partie de l’interdiction transgressée. Car il était évidemment défendu d’ouvrir cette armoire, qui contenait le linge de toute la famille et encore moins permis de poser ses doigts dessus. Tout en racontant cela, il lui semblait sentir encore le parfum de lavande qui se dégageait du meuble, comme si tous les champs de Provence avaient été renfermés là.

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Malheureusement, dans cette chambre qui était la sienne, il y avait des éléments qui ne lui plaisaient pas trop et c’étaient toutes ces statues de saints et de saintes, offertes par des grands-mères très croyantes, et qui avaient fini par envahir le dessus des armoires et la table de nuit d’une manière inconsidérée. En fait, il y en avait partout et même les murs étaient recouverts d’images pieuses. Sur une étagère, Sainte Rita côtoyait Saint Antoine. A côté, une Vierge de Lourdes n’en finissait plus de contempler la neige qui la recouvrait quand on agitait la boule qui la contenait. Il y avait aussi un Sacré-Cœur un peu sanguinolent, un enfant Jésus de Prague et un Saint Christophe, tandis qu’au mur trois crucifix au moins étaient accrochés. On pouvait donc admirer un même Christ quasi nu qui se contorsionnait dans trois poses différentes. Elle n’osa pas le dire aux enfants, mais en réalité elle contemplait très souvent ces crucifix, attirée par cette nudité masculine qui s’exhibait sans pudeur.

Par contre, elle n’avait jamais rien compris à cette histoire de rédemption et elle restait perplexe devant cette divinité vaincue qui agonisait dans la douleur. Était-ce vraiment là l’image d’un Dieu rayonnant et tout puissant ? Elle avait bien posé la question un jour au catéchisme, mais le prêtre était entré dans une rage folle. Il lui avait alors expliqué à quel point elle était enfoncée dans le péché de par sa nature humaine d’abord, parce qu’elle était une fille ensuite et par les mauvaises pensées qu’elle venait d’avoir en blasphémant. Si elle ne brûlait pas un de ces quatre matins en enfer, elle ne le devrait justement qu’au sacrifice de Jésus. Mais les paroles de l’ecclésiastique ne signifiaient rien pour elle, d’autant qu’elles étaient prononcées sur le ton de la colère et du reproche. D’instinct elle prit donc ces distances avec le prêtre, d’autant plus qu’il semblait parfois vouloir la retenir de force après les cours. A ces moments-là, elle le sentait comme fasciné par sa personne, ce qui était en totale contradiction avec les propos agressifs qu’il lui tenait quand on parlait de religion et de foi. Elle refusa donc toujours de rester seule avec lui, devinant bien que c’était son beau corps d’adolescente qu’il convoitait. Et c’est vrai qu’il était beau ce corps et quand le soir il lui arrivait de se contempler nue dans le miroir de sa chambre, elle le trouvait parfait. Alors elle ne comprenait pas pourquoi cela aurait été un péché d’être une femme puisque c’est Dieu lui-même qui avait voulu qu’elle fût aussi belle.

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