Autre signe que la veine religieuse n’est pas/plus le filon dont certains avaient rêvé, les difficultés que rencontrent les « acteurs repentis » (تائبون), un qualificatif qui désigne ceux et celles qui refusent de tourner des choses « inconvenantes ». Assez massif ces dernières années – au point qu’on soupçonnait certaines vedettes de chercher à se faire apprécier du public en adoptant une conduite vertueuse –, le phénomène ne semble plus faire autant recette. Avec pour conséquence que les spectateurs qui ont aimé tel ou tel interprète précisément parce qu’il adoptait ce code de conduite protestent ensuite assez violemment quand ils constatent qu’il s’écarte de la ligne qu’il s’était fixée. C’est la mésaventure qui est arrivé à Hassan Youssef (حسن يوسف), un comédien qui a notamment interprété le rôle de cheikh Shaarawi, religieux médiatique extrêmement populaire décédé en 1998, et dont la prestation dans Zahra et ses 5 maris[1], un « feuilleton social » qui est surtout une comédie légère, a fortement déplu aux téléspectateurs bien-pensants (article dans Al-Akhbar). Mais il faut bien travailler ! Mais que peut-il y faire s’il n’y a plus assez de feuilletons « à but [vertueux] » (هادف) ???
Sabrine, dans "Al-Umda Hanem"
Dans le même article, on voit que la même chose ou presque arrive à Sabrine (صابرين), qui avait cru trouver la solution pour jouer des rôles « en cheveux » en recourant, à l’image de certaines juives orthodoxes, à une perruque. Mais une perruque par-dessus un hijab, est-ce bien hallal ? Pas certain à lire les réactions évoquées dans cet article du Hayat…
Les acteurs et les actrices ne sont pas seuls à souffrir de ce tarissement du filon des feuilletons vertueux. Les programmateurs, soucieux eux aussi de proposer à la clientèle de la fiction convenable pendant ramadan, s’arrachent les cheveux ! Et lorsqu’ils croient trouver une solution, c’est parfois pire… Plusieurs chaînes, au Liban et en Tunisie, avaient en effet cru bien faire en achetant les droits de certaines productions iraniennes. Réponse de la très vertueuse République islamique à la sanguinolente Passion de Mel Gibson, rien ne pouvait mieux faire l’affaire que Le Messie, œuvre réalisée par Nader Talebzadeh en 2008, qui brossait un portrait du Jésus des chrétiens tel que le connaissent les musulmans à travers leur livre sacré et leurs traditions.
Le Messie iranien a donc été diffusé au Liban pour ramadan par les deux chaînes chiites, Al-Manar (dont on voit le logo en haut à droite de l’image qui ouvre ce billet), la chaîne du Hezbollah, et NBN, celle de Nabih Berri, l’indéboulonnable président du Parlement. Pour être interrompu brutalement, deux jours après, lorsque les responsables des deux chaînes ont accédé à la demande formulée par leurs concitoyens maronites (à moins que ce ne soit sur ordre du responsable de la Sureté générale du pays, les récits divergent sur ce point). Ils ont en effet déprogrammé une série pourtant fort respectueuse des faits et gestes de celui qui est un des prophètes de l’islam (sachant que Muhammad est lui le « sceau de la Prophétie » parce qu’il est le dernier de la série, avant le Jugement Dernier justement). Principal point de litige entre les versions chrétienne et musulmane de ce biopic sur Jésus : la mort du fils de Dieu qui, justement, n’est pas fils de Dieu selon l’islam et qui, en plus, n’est pas mort crucifié (Judas aurait pris sa place, selon l’intéressante suggestion de l’Evangile de Barnabé, un apocryphe sans doute rédigé par un musulman œuvrant déjà contre le choc des religions vers la fin du XVIe siècle : voir cette notice dans Wikipedia et, pour les arabisants, relevé méticuleux par les autorités maronites des erreurs – du point de vue chrétien – contenues dans le feuilleton iranien).Il faut en tout cas remercier l’Eglise maronite de sa prompte réaction car elle a évité un nouveau clash entre sunnites et chiites au Liban. En effet, en s’insurgeant sur le « fond » – la question de doctrine – elle a dispensé les musulmans sunnites de s’en prendre à leurs coreligionnaires chiites sur la forme, à savoir la question de la représentation des « figures saintes » de l’islam. Le point a déjà été évoqué dans ces chroniques (voir notamment ce billet) : les « majoritaires » (sunnites) de l’islam, en dépit d’approches qui peuvent varier dans le détail selon les écoles juridiques, reprennent une vieille tradition iconophobe bien connue dans la région pour considérer qu’on n’a pas le droit de représenter le Prophète Muhammad, ainsi que ceux « à qui le Paradis a été promis » (explications dans ce billet).
Ces considérations – qui ont d’ailleurs échappé à une partie des médias occidentaux lors de « l’affaire des caricatures », dans laquelle la représentation même de Mahomet, quelle que soit la manière de le faire, est déjà une offense pour nombre d’esprits religieux pas forcément fanatiques – expliquent pourquoi le même problème s’est posé en Tunisie. En effet, deux chaînes privées (Nessma et Hannibal TV) ont imaginé elles aussi de proposer aux amateurs de feuilletons des productions iraniennes (le fameux Messie de Talebzadeh mais aussi Youssouf al-Siddiq sur la vie du prophète Joseph et Maryam al-Adhra, sur la vierge Marie), ce qui a naturellement provoqué pas mal de réactions, notamment celles d’avocats demandant au mufti de la Tunisie d’interdire la diffusion de ces images, sans doute pieuses mais tout de même sacrilèges !
Bien entendu, dans le contexte libanais comme dans celui de la Tunisie, la boulitik n’est pas tout à fait étrangère à cette brusque montée d’adrénaline propre aux jeûneurs de ramadan (dans les parlers du Maghreb, on appelle cela la tramdina الترمضينة : une suggestion pour l’origine de ce mot ?). D’ailleurs, la libanaise Al-Manar a déjà diffusé Youssouf al-Siddiq en octobre 2009 sans faire de vagues, tout comme l’égyptienne Melody a également passé, sans trop faire d’histoires, Maryam al-Adhra en janvier dernier (il est vrai que les visages de la Vierge et du prophète Zacharie avaient été floutés à l’écran : voir cet article).
Autres temps, autres mœurs, surtout si l’on se sait que cette très belle icône avec (le prophète) Jésus au milieu, est présentée au musée islamique du Caire, tout simplement parce qu’elle a été trouvée avec d’autres vestiges de cette époque à Fostat, capitale fondée au VIIe siècle par les conquérants de l’Egypte. Tout musulmans qu’ils étaient – et contemporains du Prohète –, ils n’étaient pas iconoclastes au point de vouloir détruire cette image.
[1] Et non pas quatre comme éc rit dans le billet précédent !
La bande-annonce du Messie iranien.