Je me souviens (presque) bien de cet article du Magazine Littéraire sur la littérature américaine qui, au détour d'une interview de Brice Matthieussent et Christophe Claro (que leurs gonades soient éternellement préservées du flétrissement) sur l'état de la traduction des auteurs ricains en langue française, annonçait la création d'une improbable collection « lot 49 » au Cherche Midi. Les deux traducteurs estimaient que pour de sombres raisons économiques un certain nombre d'ouvrages que leur ambition littéraire condamnaient à une faible diffusion commerciale ne connaitraient jamais de publication en France et qu'ils entendaient remédier à cela grâce à cette nouvelle collection.
Histoire de leur donner raison et tort à la fois, le premier titre paru sous l'enseigne du Lot 49 fut Trois fermiers s'en vont au bal, premier et meilleur écrit de Richard Powers. Coup d'essai, coup de maître, le roman compliqué de l'avant gardiste neuro-romancier connut un succès que n'avaient certainement jamais osé espérer traducteurs ou éditeur. Raison ils avaient eue de vouloir nous faire découvrir cet auteur en langue française et tort en le croyant condamné à être lu par un cénacle d'américanomanes élitistes. L'ouvrage reçut un magnifique accueil critique et fut un vrai succès de librairie.
Dans l'interview citée plus haut, Mathieussent et Claro mentionnaient également The Tunnel de William Gass, qui aurait mieux fait, pour la beauté de sa légende, de rester inédit en français : cela m'aurait évité trois semaines de claustrophobie littéraire et une cruelle désillusion à propos de l'auteur de Au coeur du coeur de ce pays
Tout cela pour vous que j'éprouvais ce que l'usage littéraire et le catalogue de formules toutes faites appellent « des sentiments mêlés » en considérant cet Oméga mineur de Paul Verhaeghen, certes publié dans Lot 49 et traduit par Claro mais aussi épais de 740 pages. Voyez là un effet de mon inclination à la pingrerie, mais j'ai l'habitude d'achever les lectures que j'entame et l'idée de me coltiner un roman de 740 pages avec le souvenir du Tunnel de Gass dont j'avais failli ne jamais sortir me refroidissait un peu.
Ajoutez à cela une critique élogieuse qui entonnait l'air du « roman total » accompli (je déteste les romancier qui ont pour ambition d'arpenter tout le monde avec leur stylo) et vous comprendrez que j'aie quelque peu hésité avant de passe à la caisse avec ce roman sous le bras.
Mais bon, les vacances approchaient et l'effet combiné d'un niveau d'ensoleillement optimal sur le Sud-Ouest et d'un nouveau job réjouissant ayant considérablement élevé mon niveau de sérotonine, j'ai eu suffisamment de courage pour entamer la lecture de ce pavé (putain, une intro de 2700 signes, j'ai l'impression d'être critique au Monde des Livres !).
Oméga Mineur, donc (on y vient) est la seconde œuvre romanesque d'un universitaire belgo-américain (hein ?) spécialisé dans la psychologie cognitive, Paul Verhaeghen. Son premier texte, Lichtenberg / druk 1 , qui a remporté un prix littéraire belge mais m'avait curieusement échappé, sans dote parce que je ne parle pas néerlandais.
Pour prendre les choses dans l'ordre il faut respecter la chronologie de lecture.
Soit Paul Andermans, un jeune chercheur en psychologie belge, qui rencontre à l'occasion d'une hospitalisation d'urgence Jozef de Heer, juif néerlandais rescapé des camps. Le jeune homme perdu et le vieillard suicidaire conviennent que le second racontera sa vie au premier en une suite d'entretiens.
Soit dans le même temps Goldfarb, Physicien américain, Prix Nobel, juif et allemand de naissance qui, jeune homme, à contribué par sas recherches, à la fabrication de la première Bombe atomique à Los Alamos tout en transmettant ses secrest de fabrication au russes, histoire de préserver l'équilibre.
Les hasards de la biographie font que tous trois se trouvent à Berlin en cette fin d'hiver 1995.
Andermans est en post-doc, Josef de Heer est en retraite, Golfarb revient en Allemagne pour y diriger un groupe de chercheurs qui enquête sur une curieuse disparition, celle de la masse manquante.
L'histoire qui va se nouer ici parle de la montée du nazisme, de la guerre, des camps, de la mort et de la survie. De la responsabilité des meurtriers et de celle des survivants. De la mémoire et de sa perpétuation, de l'Histoire, de ses causes et de ses conséquences. De la faute, de la punition, d'un petit peu d'espoir et de beaucoup de folie.
Mais ce que les critiques ont oublié (et j'en soupçonne un bon paquet de n'avoir pas lu le livre en entier – il faudra un jour que je mène un travail un peu systématique sur ces critiques qui extraient systématiquement des romans qu'ils chroniques des citations piochées dans les cinquante premières ou les cinquante dernières pages du livre), c'est que ce satané bouquin, avec toute ses longueurs, ses imperfections, sa folle ambition et son goût de l'histoire, nous parle aussi de littérature dans ce qu'elle a de plus essentiel.
Que dire en effet de l'intrique étrange ? Que dire du long récit, fou et terrible, que fait De Heer de sa vie à Paul Andermans ? Que dire enfin de la vie de Golfarb, génie priapique voué au mensonge et saigné à blanc par un grand amour défunt ? Tout ces êtres et le roman qu'ils composent sont faits de mots et d'idées ; et le résultat est un incroyable objet qui se retourne sur lui-même pour nous exploser au visage et ruiner les quelques certitudes que nous avions pu trimballer jusque là.
Ainsi, le récit de survivant serait un genre littéraire comme un autre ? Ainsi, les plus fins connaisseurs de l'âme seraient aveugles ? Ainsi l'amour se nourrit de la même chair morte que le souvenir ? Ainsi tout n'est que ruine et désolation et c'est pourtant sur ce marécage qu'il faut construire et espérer, comme le feront les héros de ce roman ? Ainsi la littératures demeure plus puissante que l'histoire et la vérité ne sert finalement pas à grand chose, sinon à réunir un homme et une femme et à les faire s'aimer sur des ruines.
Au moment où je finis ce texte, je me dis que ce satané bouquin, qui parvient à être à la fois tout à fait bouleversant et plutôt décevant, a étrangement quelque chose à voir avec l'un de ces grands textes sanctifiés par l'histoire littéraire : Tristram Shandy ; ou Sterne, en écrivant ce livre, dynamitait un à un tous les codes du roman alors même qu'il les inventait. Oméga Mineur est-il destiné à tenir une telle place dans l'histoire ? J'en doute. Mais le fait est qu'il occupera un rayon à part dans mon histoire de lecteur.
Oméga mineur est un roman de Paul Verhaeghen, traduit de l'américain par Claro et publié par ses soins au Cherche Midi dans sa collection Lot 49.
Paul Verhaeghen - © Koen Broos