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Webfiction

Publié le 30 août 2010 par Veroniquer

A la mi-août, c'était semaine Open-blog chez Flavien. buzz2 Quelques jours avant la rentrée, je vous invite à découvrir ceux que vous n'auriez pas lu, et publie ci-dessous la petite fiction écrite à cette occasion.

Les débats sur la neutralité du Net cet été - voir à ce sujet cet excellent article: Quelques observations sur la proposition Google/Verizon sur la neutralité du Net, sur Valhalla.fr - ces débats soulèvent des questions de fond sur l'accès et les conditions d'utilisation d'Internet et du Web.

De mon côté, l'idée est aussi de rappeler, pour l'avenir, que:

1. la diversité est nécessaire dans les moyens d'accès, de stockage, de recherche, qu'ils soient privés ou publics;

2. la formation indispensable (et elle est encore bien en-deçà de ce qu'elle pourrait être) dans cette ère digitale;

3. la résistance conseillée, pour le futur (au cas où 1...).

Bonne lecture, et bonne rentrée!

De Face et de Profil

Assis devant ses deux écrans, Pierre assistait ce matin là à la chronique d’un évènement annoncé. Il voyait défiler sous ses yeux les flux des différentes timelines encore actives, pleines d’exclamations et de questions indignées en toutes les langues.

Comme celle-ci : « @David je rêve ou y a plus rien sur Google ! #cestquoicesouk ».

La Fédération Mondiale de Régulation Digitale avait remporté le vote des 195 pays de l’Union deux jours plus tôt.

Il avait fallu une vingtaine d’années depuis les prémices de 2010 pour que les gouvernements concernés et les entreprises impliquées aboutissent à cette convention mondiale : l’information n’était plus diffusée par les différents « moteurs de recherche ». Seules exceptions : les abonnements payants - et chers - que les sources et analystes spécialisés offraient à leurs riches clients.

Ainsi, l’appel à l’ordre de la Fédération l’avait emporté auprès de tout ceux qui étaient las du désordre induit par ces flux de paroles et d’opinion circulants en tout sens, agrégés, volontaires et tapageurs, qui déstabilisaient des pays entiers depuis quelques années.

Le désordre, c’était bien-sûr l’antique Internet et les usages de ce que l’on avait nommé Web en son temps.

Tous s’étaient maintenant alliés : multinationales des télécoms, fournisseurs d’accès, câblo-opérateurs, détenteurs des centres de stockage des données… Ils possédaient technique et matériel, il convenait de rentabiliser par des méthodes plus sûres – l’enthousiasme participatif des débuts était loin.

Et l’accord, dans ses grandes lignes, lui, était limpide : les seules diffusions possibles étaient celles des communiqués gouvernementaux et des relais de la Fédération, les sources contrôlées d’information dite d’intérêt général, et tout ce qui touchait aux loisirs. Là, la réglementation était plus subtile, un mélange d’accès libre et payant, le tout étant de laisser in fine à profusion la porte ouverte aux distractions.

Étaient également autorisées et hautement recommandées, les diffusions d’information par profilage (PIP : personalize information process). Ces dernières étaient issues des techniques du renseignement et du marketing, et consistaient à établir des profils digitaux à partir des habitudes, goûts, affinités électives, traces diverses laissées et stockées via Internet. Ensuite, il convenait de donner à chacun ce qu’il attendait…

Pierre en savait quelque chose lui, qui, pendant de longues années avait exercé cette profession de digital profiler pour une agence gouvernementale, sous couvert de la profession de « community manager » d’une grande marque.

D’ailleurs, son propre profil numérique était un modèle du genre : il avait tissé une anodine et remarquable identité en ligne. Par petites touches, et une infinité de détails, qui lui avaient demandé un travail considérable et une attention dédiée.

Tous ses profils – qu’ils soient professionnels ou sur des réseaux dits « sociaux » à l’époque – étaient autant de petites biographies soigneusement fabriquées. Il prenait soin de placer des goûts précis, des nuances : telle photo, tel morceau de musique, telle vidéo « choisie » sur un obscur site, tel avatar, tel mot clé associé, telle réflexion appropriée, tel commentaire sur un blog. Y compris, une ou deux « déviances » - oh pas bien méchantes – et quelques envolées et colères salutaires dans les mouvements de foule, toujours, en choisissant ses sujets.

Ses adresses IP étaient contrôlées, de façon à laisser des traces là où elles étaient nécessaires. Ses données personnelles : documents administratifs, pièces notariées, courriers, courriels, factures - stockées sur des serveurs personnalisés - étaient elles aussi choisies.

Il avait également mis en place quelques fausses pistes, destinées à dire à ceux qui passaient des heures à décortiquer les données et à les recouper : oui, je sais, vous voyez, j’ai maladroitement essayé de vous doubler. Comme ça, il était tranquille. Enfin, la tranquillité était un mot inconnu de son vocabulaire, disons plutôt, prudent.

Il avait établi un personnage et s’y tenait.

Simplement, un jour, il avait compris. C’était lors d’une mission d’infiltration d’un réseau hacker - oui, car il fallait bien être présent, là aussi.

Après plusieurs mois passés à côtoyer ces derniers, il avait retrouvé un peu de la vigueur des débuts. Il avait surtout sympathisé avec un jeune hacker dont l’une des activités consistait à former des petits groupes de personnes – de tous âges – désireuses d’apprendre, c’était selon, quelques subtilités du code et de l’informatique, ou quelques « trucs » bienvenus. Bien-sûr, les niveaux étaient très différents, certains étaient des ingénieurs, d’autres des fans de jeux vidéos, et il s’y trouvait même, une mère de famille - dont on ne savait pas trop si elle était là dans l’espoir de pouvoir un jour « hacker » son site favori de soldes en lignes ou pour espionner sa progéniture !

Ce qui l’avait frappé, c’était le discours récurrent du garçon : « Tu comprends, les gens flippent en ligne ! Ils sont ou complètements paranos – ou totalement inconscients d’ailleurs ! Pas vraiment de demie mesure. Mais ils ne s’arrêtent pas vraiment sur les bonnes questions. Ils parlent de leur « identité » et de leur « vie privée », sans même savoir ce que ça implique. Ils ne se posent pas la question quand ils tapent trois mots sur Google pour chercher des réponses à tout et n’importe quoi ! Une pizza comme leurs prochaines vacances, une traduction ou le nom d’un « copain de classe ». Et puis, ils oublient aussi de penser par eux-mêmes – les plus jeunes, ceux qui sont nés avec les ordis, ils se servent d’Internet comme ils se servent dans le frigo !

Enfin bref, du coup, moi j’ai décidé d’aider ceux qui le veulent à, simplement, un peu mieux comprendre. A utiliser d’autres moteurs de recherche, des proxys, à arrêter de regarder leur ordinateur comme si c’était une machine à café ! Je ne te dis pas qu’il faut se transformer en mécano, non, mais la grande majorité a finalement basculé dans l’ère digitale avec les réflexes de la révolution industrielle ! Bonjour les dégâts… »

Et Pierre, lui, avait lâché l’agence pour rejoindre un réseau de hackers. Mais pas n’importe lequel. Un réseau de résistance particulier. L’un de ceux qui avaient vu venir la concentration des moyens, les changements progressifs de l’écriture même et de l’architecture d’Internet. Ceux qui n’oubliaient pas que pour utiliser un ordinateur il fallait aussi électricité, transmission et stockage des données, et au-delà, savoir comment les retrouver dans la masse digitale – et donc, en amont avoir su les indexer. Patiemment, au fil du temps, ils avaient construit un réseau parallèle, complet et indépendant.

Et, ce matin là, alors que le monde entier - têtes penchées ou levées sur les écrans – semblait s’étonner de la progressive disparition de la diversité, Pierre observait cette longue exclamation, l’œil un rien, souriant.


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