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Wikileaks, mini-site mais il fuite le maximum

Publié le 31 août 2010 par Variae

C’est une histoire digne d’un épisode de Jason Bourne ou d’un roman d’espionnage cyberpunk. Un hacker génial, fils de babas australiens, conçoit une forteresse numérique pour exposer, à la vue de tous, les cadavres des placards des gouvernements, des multinationales, des sectes, etc. Son credo ? La nécessité démocratique de rendre disponible toute l’information aux journalistes mais également à toute la population, de façon incensurable. Si le gouvernement est vraiment fait par et pour le peuple, alors il n’y a aucune raison de penser que des documents « internes » doivent échapper au regard du peuple, explique-t-on ainsi dans la présentation du site. Le but est d’assurer l’éthique par la transparence et la surveillance généralisée. Poussant ainsi à son paroxysme la logique des ONG, Wikileaks postule que c’est en étant soumis au regard non seulement de ses propres citoyens, mais aussi de tous les habitants de la planète, qu’un gouvernement peut être vraiment contraint à un comportement irréprochable. Sont donc aussi bien visées les dictatures en tant que telles que les démocraties, comme l’ont prouvé les révélations à répétition du site sur les actions de l’armée américaine. Ou comment, par une subtile ironie, le « droit d’ingérence » humanitaire de l’Occident sur le reste du monde se trouve démultiplié et étendu à l’ensemble des pays du globe, les uns par rapport aux autres.

Wikileaks, mini-site mais il fuite le maximum

Une telle entreprise, par-delà ses justifications, a scénaristiquement tout pour plaire. C’est David contre Goliath, c’est la guerre michaelmoorienne contre le méchant Oncle Sam (qui semble finalement plus visé que les « dictatures »), c’est la promesse de révélations permanentes, dans un monde hanté par les théories révisionnistes sur le 11 septembre ou le réchauffement climatique. Wikileaks se trouve ainsi à la rencontre du principe de publicité érigé en garantie de la démocratie – vieille idée kantienne – et du principe du soupçon consubstantiel à la crise – bien contemporaine – de la démocratie représentative et des grandes autorités, intellectuelles et politiques. En s’en remettant à la sagesse des foules, Wikileaks postule que la soumission d’un document à la sagacité de millions d’internautes sera plus sûre et efficace que son examen et son analyse par « quelques universitaires ».

C’est là toute l’ambivalence de Wikileaks, qui oscille entre exigence démocratique, dénonciation populiste des élites (ou plus exactement de toute forme d’encadrement) et dictature de la transparence. La publication récente par le site de documents internes du procès Dutroux a provoqué l’émoi en Belgique, et constitue un « cas pratique » moins manichéen, et moins orienté, que les divulgations de documents militaires américains. Quel respect du secret de l’instruction, de l’intimité des victimes et des témoins, et surtout de la chose jugée ? L’existence même de procédures (notamment judiciaires), en démocratie, ne relève pas d’une volonté systématique de tromper la population ou de lui soustraire des informations capitales, mais au contraire de garantir l’équité de traitement et de ne pas livrer n’importe qui, n’importe comment, à la vindicte publique et au tribunal de l’opinion (qui, si elle n’est pas forcément irrationnelle, n’est pas non plus toujours guidée par une vertu de sagesse collective). Autre problème, il y a une historicité de la vérité juridique. Quand un jugement a été rendu à partir d’un corpus de preuves et de témoignages, ce jugement établit une conclusion définitive sur ce même corpus – du moins jusqu’à réouverture du dossier par une autre procédure légale. On n’imagine pas qu’une fois un crime ou un délit récents jugés, tout un chacun puisse ensuite reprendre les éléments internes de l’enquête et répéter ad libitum, dans son coin, l’instruction du dossier, et condamner ou au contraire innocenter les uns et les autres. C’est pourtant ce que propose Wikileaks, en mettant en ligne des documents juridiques intermédiaires relevant d’affaires déjà closes, et en indiquant benoitement que chaque partie peut librement les commenter et les analyser ! Au bout de cette logique, il y a une conception ultra-libertaire de la vie publique, et la remise en cause de toute autorité. C’est une option respectable, mais qui va au-delà de la mission première affichée par le site, l’amélioration de « l’éthique » politique et le soutien aux dissidents. Une option, surtout, qui n’est pas assumée intégralement, puisqu’il existe bien une autorité interne à Wikileaks, celle de Julian Assange et de ses proches, qui ont la haute main sur la publication, ou non, des documents. Qui contrôlera ceux qui se targuent d’être les garants de la démocratie de la transparence ? Qui surveillera les surveillants ? Qui a donné mandat à un groupe d’individus pour agir, de l’extérieur, sur l’ordre public de pays souverains, ou la sécurité de leurs ressortissants ?

Difficile enfin de ne pas voir combien Wikileaks entre en résonance avec une tendance plus large des mœurs contemporaines : la généralisation d’une idéologie du voyeurisme et de l’exhibitionnisme, pour laquelle l’idée même de l’existence d’un domaine réservé, caché, intime, est insupportable et a priori douteuse. L’idéologie d’une époque où un député en est réduit à publier sur son blog sa facture de coiffeur pour prouver qu’il dépense bien l’argent public, d’une époque où l’on ressort les notes de travail qu’un écrivain avait refusé de publier de son vivant, d’une époque où triomphent la real tv et la diffusion en temps réel, sans interruption, de la vie d’un individu. Tout fait est susceptible d’être rendu public, sans filtre ni mise en perspective d’aucune sorte, qui constitueraient autant d’entraves à la vérité. L’affaire de la correspondance des climatologues sur le réchauffement de la planète (elle aussi portée par Wikileaks) est tout à fait symptomatique de ce climat intellectuel : on jette en pâture des emails privés en partant du principe qu’ils sont signifiants car privés, et sans considérer que ce caractère privé (et donc relâché) peut expliquer certains propos ou formulations troublants.

Il serait trop simple de réduire Wikileaks à un jugement moral, soit repaire vertueux de courageux activistes, soit nid d’anarchistes menaçant la tranquillité publique. Ce site est surtout et d’abord la manifestation très concrète d’un changement de paradigme dans le rapport privé/public, et d’un décalage entre possibilités techniques et normes sociales. Les démocraties doivent sérieusement se saisir de ces questions, au risque d’être minées par des phénomènes potentiellement tout autant ravageurs que la corruption dénoncée par Assange et les siens.

Romain Pigenel


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