
Nous connaissons tous, et portons en nous-mêmes presque physiquement, ces moments de somnolence à glisser sur le monde une attention diffuse, impersonnelle. Quelque chose d’animal et de simple, dépourvu de toute intellection. A cet endroit la langue s’absente, les mots restent au seuil, viennent à nous manquer. Les choses donnent dans le vague, à demi en conscience - Elles se donnent très peu. Elles étalent négligemment un charme langoureux et singulier dans des contours sommaires en lesquels on se plait parfois à dériver. Là, à travers la vitre du train, le paysage défilant comme un état d’âme, esquissant les bords de quelques pensées exténuées, insinuant le trouble. Magritte rappelait comme les figures vagues ont une signification aussi nécessaire que les figures précises. Aussi parfaites, peut-être il ajoute. Elles accueillent aussi une part du monde. Alors on s’y complait un instant avant de retrouver notre état ordinaire d’excitation constante. Avant de se remettre à substituer l’autorité des mots à l’évanescence des choses.
Instants fugaces, mouvements succincts, notations, choses silencieuses et furtives qui jouent à la surface du monde, fascinantes bientôt : les encres minimalistes de Silvia Bächli réactivent ces façons de frôlement. Elles ont ce suspend maintenu, cet inachèvement auquel est contraint la pensée parfois face aux subtilités du monde. Comme ces mots que l’on a « sur le bout de la langue sans que l’on puisse les nommes exactement. » Elles ont ce tremblement, cette fragilité relative, cette indétermination. Elles tracent en des motifs récurrents, en une douce insistance, des figures incertaines, des lignes d’erres. On parlerait de jeu pour dire les mouvements infimes des éléments dans chaque œuvre. Et de symphonie infinitésimale pour dire comment les dessins s’accordent les uns aux autres et se déploient aux murs, sans emphase absolument, pour composer une sorte de musique délicate et tactile, chargée du vide environnant. Ce sont alors « des chants à plusieurs voix ». C’est un paysages d’hiver, et ils ont l’air un peu triste ces dessins, mais quand même, dans leur détermination, le détachement qu’ils dégagent, une sorte d’indépendance sereine, on ne les dirait pas faibles ou fragiles. Seulement délicats, effroyablement tenus dans un improbable équilibre, émouvants.
En ce moment, je ne sais quelles tensions internes me rendent à fleur de peau, je pourrais pleurer devant ces linéaments, alors je passe un peu vite.
Silvia Bächli, galerie Nelson-Freeman