Ca y est : douillettement câlinés par un état-maman de plus en plus corpulent, les générations d’écocitoyens gentils, tendres, naïfs et prêts aux bisous républicains arrivent sur le marché de l’emploi. Et les plus choyés, les plus câlinés, ceux qui ne sont, finalement, jamais sorti du cocon moelleux de l’Éducation Nationale, arrivent maintenant à maturité et deviennent enseignants. Et là, c’est le drame.
C’est d’ailleurs une telle tragédie que notre presse nationale, elle-même déjà fort bichonnée par la Gouvernemaman, ne peut s’empêcher de relayer les tenants et les aboutissants de cette catastrophe qui se joue devant nous : Libération et Le Monde, frappés par la même idée originale et la même actualité, proposent deux articles, calibrés de la même façon sur un mode pas trop violent à écrire puisqu’il sera composé de témoignages poignants de ces anciens élèves / nouveaux profs confrontés à leurs premiers jours de classe, épargnant ainsi un épuisant travail au pigiste en charge…
Et ça se joue dès le titre : « Est-ce que je vais tenir la route face à la classe ? » pour Adrien du Val-de-Marne qui s’épanche dans Libé, et « Je n’ai pas la moindre idée d’une classe » pour Jean qui a choisit Le Monde pour pleurnicher.
Pas de doute : on se situe ici à l’interface du drame humain, exactement sur la pellicule fine qui sépare la vie bénigne et douce des gens de tous les jours et celle, pleine de tracas, de rebondissements, de questions à la fois existentielles, matérielles et émotionnelles de ces aventuriers modernes de l’édutainment national ! Pour la première fois dans l’histoire des médias français, nous assistons à deux articles en prise directe avec le Zola poignant qui palpite au fond des collèges, des lycées, cette collision frontale, ce choc brutal du désir d’enseigner avec celui, contradictoire et antagoniste, de dormir au chaud près du radiateur !
Et quand on lit les témoignages, on sait qu’on a droit, ici, à du lourd, du reportage de terrain, avec de la tripe à vif, du boyau sanguinolent, avec au fond le bruit sourd des bombes, les sifflements stridents des balles de mitrailleuses et les cris, insupportables hurlements, de ceux qui tombent au champ d’honneur.
Ainsi, Lison (article de Libé), fantassin dans l’infanterie de maternelle moyenne section, affecté à une base stratégique dans le Val d’Oise, se fait lucide devant les dangers du combat qu’elle aura à mener :
« Ce qui m’inquiète le plus, c’est l’idée qu’on n’a pas le droit à l’erreur, il faut faire ses preuves très vite.«
Une erreur, en maternelle moyenne section, ça ne pardonne pas. Pâte à modeler dans les cheveux, peinture mauve sur les chaussettes, gommettes bigarrées en surnombre sur le pull qui bouloche, on imagine assez vite l’ampleur qu’une erreur peut prendre. Plus d’un soldat est mort d’une approximation dans la lecture d’une comptine.
Et on comprend que les quatre jours de prise en main d’une classe sont une bien piètre béquille pour cette chair à canon lancée au front sans formation ! Quand on pense à tout ces jeunes qui, parallèlement, commencent leur premier CDI, dans des boîtes privées dont ils ne connaissent absolument rien, pour lesquels on n’attend pas, bien sûr, la moindre chose, le moindre rendement, et qui ne risquent pas, eux, de se faire virer s’ils merdoient dans les premiers jours, on conçoit l’amertume des jeunes recrues de l’EdNat devant un tel contraste de traitement !
Lucile, toujours dans l’article de Libé, nous donne tout de même une lueur d’espoir :
« les deux jours de formation qu’on a eu en début de semaine m’ont rassurée. On nous a expliqué comment mener le premier cours: se présenter, faire l’appel, vérifier l’emploi du temps, les fournitures, instaurer des règles de vie en classe… «
Ouf ! Elle n’a pas été obligée de partir au front avec seulement sa mauvaise arquebuse rouillée et son canif à deux lames acheté pendant un voyage découverte en Suisse : on lui a aussi soufflé qu’il faudrait, probablement, se présenter, faire l’appel, vérifier l’emploi du temps, les fournitures, et bien expliquer que faire une bataille de boulette de papiers ou envoyer des SMS étaient passibles de sanctions.
Côté Le Monde, les bombes lacrymogènes font des dégâts. On découvre, atterrés, des témoignages bouleversants qui nous ramènent, n’ayons pas peur des mots, aux heures les plus sombres de notre histoire, disons du XIXème siècle, où la bourgeoisie exploitait sans scrupules les ouvriers en les faisant travailler 28 à 32 heures par jour pour un quignon de pain :
Après avoir passé deux ans à préparer l’agrégation, à étudier Shakespeare et les plus grands classiques de la littérature anglaise, à analyser la grammaire dans ses plus infimes détails, et à avaler des dizaines de dates, nous voilà propulsés à temps plein devant une classe (en l’occurrence des terminales) sans que personne ne nous ait jamais appris à gérer un groupe de 35 adolescents, ni même à préparer un cours. La réalité dans les lycées et collèges est totalement déconnectée de celle de ces concours d’excellence, et nous sommes donc les victimes de cette réforme.
C’est une évidence : sans formation, propulsé devant des tueurs aguerris, en terrain totalement inconnu, on sent que l’espérance de vie est fortement réduite. Et puis, après tant d’années passées dans le cocon rassurant des études longues, à compulser du Shakespeare dans l’atmosphère studieuse et ouatée d’une étude ou d’une bibliothèque aux bois anciens, se retrouver ainsi dans un environnement aussi nouveau, aussi étranger, aussi lointain qu’un lycée ou un collège, dans ce concept de classe d’élèves qui est quasi-métaphysique pour celui qui n’en a jamais vu de sa vie, c’est plus que déstabilisant : c’est le ticket pour l’enfer, c’est le billet aller-simple assuré pour l’abattoir, la boucherie sans hésitation.
Et on ne mesure pas tous les enjeux si l’on s’arrête à ces lignes ! Car en réalité, derrière cette peur qui se cheville aux corps des plus solides, se cache aussi de nobles aspirations : celles d’enfin distribuer, généreusement et sans contraintes, un savoir raffiné aux futurs citoyens de la nation reconnaissante !
Aujourd’hui à Paris, devant inspecteurs et responsables financiers, il ne pouvait pas nous être communiqué le montant de notre salaire. On aurait juste voulu savoir si en plus de nous priver d’une formation digne de ce nom après un concours obtenu à bac +5, on allait pouvoir au lieu de coquillettes au ketchup, manger un pavé de saumon de temps en temps, pendant que l’on prend en charge l’avenir de nos petits citoyens en devenir.
Du Zola, vous dis-je ! On sent d’ici l’odeur des coquillettes, on entend même le gargouillement des ventres tiraillés par la faim !
Mais le pire, c’est quand on se rappelle qu’en 1950, ou en 1960 ou même en 1970, les IUFM n’existaient pas. Les formations des instituteurs et des professeurs, l’apprentissage besogneux des hussards noirs de la République étaient réduits à leur plus simple expression. Courage inouï de ces soldats de l’enseignement ou simple inconscience leur permettant de réaliser l’impossible parce qu’ils ne savaient pas, justement, que c’était impossible ? On ne le saura pas, mais tous les élèves qui sont passés par leurs classes doivent mesurer, maintenant, l’incroyable talent, la bravoure sans pareille qu’ils ont dû déployer pour se lancer ainsi dans la carrière !
A lire ces témoignages qu’on imagine déjà posthumes pour certains d’entre eux tant les combats menés sont âpres et sans pitié, on ne comprend pas non plus comment de jeunes inconscients choisissent d’autres domaines d’activités que l’EdNat et se lancent dans l’aventure complètement cintrée du salariat dans le privé où l’on peut se retrouver, du jour au lendemain, avec des responsabilités, des dossiers, des clients en face de soi, et pire, la probabilité non nulle de se faire virer si on merde !
Ces confessions déchirantes de vérité nous rappellent à quel point la société moderne est violente, à quel degré les lois du marché sont impitoyables et l’ampleur ahurissante de bisournourserie à laquelle on a habitué toute une catégorie de branlemusards incapables de faire preuve d’une initiative, de bon sens ou de simple capacité d’adaptation. La lobotomie et la gonadectomie sont à ce point complètes que deux organes de presse en arrivent à relayer simultanément les atermoiements pathétiques de chiards apeurés par l’éventualité de passer de l’autre côté d’une barrière à laquelle ils sont restés scotchés à peu près toute leur vie.
Ce pays est mégafoutu.