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Le clandestin de l’Arche

Publié le 08 septembre 2010 par Jlhuss

arche_hicks.1283765127.jpg Noé voguait sans cap sur la mer immense, la panthalasse, cette grande lessive que Dieu déclenche périodiquement, dès qu’il juge bon de nettoyer les écuries d’Augias. Le manque de gouvernail, d’ancre, de carte et de boussole ne constitue un handicap que s’il reste quelque part une terre sèche et le désir d’y mouiller.  Qu’importe la direction, quand les vents vous poussent dans l’infiniment gris  ?  Il faut rappeler que Noé n’était pas de la partie et avait travaillé, c’est le cas de le dire, en catastrophe ; enfourné les bêtes à sauver ; amassé les vivres pour ce petit monde, et préparé psychologiquement (ce qui ne fut pas le plus court) sa femme et sa progéniture à une navigation sans destination ni calendrier.

Seule entorse au numerus clausus, le patriarche avait pris à bord un érudit, cousin du frère du meilleur ami de Sem, aux mœurs assez éteintes pour que Yahvé n’y vît que du feu. Noé tenait à ce qu’un grammairien naturaliste se chargeât pendant le voyage de l’éducation de ses petits enfants, et consignât les noms et caractéristiques des animaux embarqués pour en assurer la mémoire au cas où Dieu, en panne de providence, laisserait l’arche s’abîmer avec tout le bestiaire. Si la Bible ne mentionne pas ce savant, c’est qu’il portait un nom assez improbable pour l’époque et le pays : Hrodbehrt, premier d’une longue lignée qui mènera par des voies compliquées jusqu’à notre petit Robert national, fameux dès sa naissance en l’an 1967 de notre ère.

Débarrassé du pilotage, Noé vaquait à l’harmonie du peuple animal, tâche délicate en ce confinement. Il fallait veiller que l’éléphant n’écrasât pas la taupe en fuyant la souris ; que le loup ne dévorât pas l’agneau ; que le renard ménageât l’orgueil du corbeau : bref notre juste devait, jour et nuit et de la cale au pont, désamorcer des animosités, émousser des rancunes, prévenir des voracités, anticiper tout incident déclencheur de tumulte jusqu’au chavirement.

L’épouse de Noé maugréait fort d’un décret du Très-Haut qui la confinait au très bas : cuisine et nettoiement dans ce boat people qui, sans l’éreintement de cette dame, se serait olfactivement déconsidéré parmi les immensités aquatiques.

Dans sa tâche éducative, Hrodbehrt appréciait que la disparition de tout relief eût supprimé du programme la géographie. Les petits enfants de Noé, imperméables à l’intérêt de compter les vagues et les dauphins, soutenaient que l’arithmétique n’était pas davantage d’actualité. Inflexible sur l’utilité au moins de la poésie tragique en ces circonstances, le maître lâcha du lest dans les autres matières. Au vrai, il n’était pas fâché que l’allègement de la tâche éducative, besogne ingrate à toute époque, le libérât d’autant pour sa passion : l’observation méthodique, la description raisonnée et l’enregistrement classifié de tout ce qui court vole ou rampe sous la voûte, et dont l’arche offrait des échantillons immédiatement disponibles. Ce ne fut pas une mince curiosité sous la nue que de voir défiler les couples devant la petite table du savant, prendre pour lui des poses nobles comme nos aïeux devant les photographes d’avant 1914, et s’inquiéter de savoir si les articles du futur dictionnaire seraient proportionnels à la taille des modèles. La grenouille, un œil noir rivé sur le bœuf, soutenait que le poids ne fait rien à l’affaire et qu’on sait de très grosses bêtes fort inintéressantes.

Par amour-propre ou convaincus que l’Arche elle-même relève de la fable, tous les naturalistes fameux, de Pline à Owen, en passant par Buffon et Cuvier, ont tu leur dette au « clandestin de l’Arche ». Notre Robert, de son côté, pourrait faire observer qu’étant généraliste de la langue française et non spécialiste du monde animal, il y a de l’abus à le faire ainsi remonter au déluge sur une simple homonymie. Laissons dire. Nous pensons ce que nous pensons. Dans la longue chaîne du savoir qui conduit l’homme de l’originel balbutiement à l’aphasie dernière, j’aimerais voir qui m’empêcherait d’inscrire modestement mon nom entre ceux du vieux Noé et du petit Robert, au fronton du temple des bêtes, ces coeurs natifs du monde embarqués malgré eux dans nos dérives.

Et comme à tout seigneur tout honneur, c’est par le Lion que s’ouvrira mercredi prochain  notre diluvien bestiaire.

Arion


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