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La loi contre la science ?

Publié le 14 septembre 2010 par Variae

Les faits sont simples, et quelque peu répétitifs. Un citoyen français ayant contesté l’existence des chambres à gaz est condamné et emprisonné, conformément à la loi. Une pétition est lancée pour prendre sa défense au nom de la liberté d’expression ; la signent quelques personnalités plus ou moins connues, plus ou moins douteuses, et parmi elles le linguiste altermondialiste Noam Chomsky, qui n’en est pas à sa première intervention de ce type.

La loi contre la science ?

On pourrait juger le débat inutile tant la liste des signataires de ladite pétition parle pour elle-même, tant aussi le sujet semble ressassé. Mais d’une part, la signature de Chomsky, très apprécié dans une certaine gauche, ne manque sans doute pas de générer quelques doutes et interrogations ; d’autre part, les annonces récentes sur la concrétisation du projet de « Maison de l’Histoire de France » du président de la République, censée renforcer l’identité nationale, risquent de remettre sur la table les polémiques sur la liberté de l’histoire face au pouvoir politique. Liberté que mettraient à mal tant les initiatives gouvernementales imposant telle ou telle lecture de l’histoire, que la loi interdisant le négationnisme.

Revenons aux textes. La pétition signée par Chomsky attaque successivement sur deux points : « la liberté d’expression au niveau de ses principes », un des « principes fondamentaux de la République française » ; la « vérité historique », dans la définition de laquelle « la loi n’a pas à intervenir » – « dans un État libre, cette fonction est celle des historiens ». Même si les deux positions se rejoignent, elles correspondent à deux niveaux d’explication différents : dans le premier cas, le droit de tout individu à penser et proférer ce qu’il veut ; dans le second, l’autorité indépendante d’une communauté scientifique sur son domaine d’étude, à savoir celle des historiens sur l’histoire. Dans les deux cas, on peut distinguer encore deux nuances : la tendance libertaire/libérale pure, défendant au nom du principe de liberté le droit inaliénable à penser et parler ; la tendance, ensuite, que l’on qualifiera de rationaliste, et qui ajoute à ce droit un pari – celui que par le libre exercice de la pensée bien mené, les bonnes idées et les « vérités vraies » chasseront les mensonges et les erreurs, et que c’est seulement ainsi que les premières triompheront réellement.

La culture française, à la différence peut-être de celle outre-Atlantique, étant naturellement assez étrangère si ce n’est rétive à la version « libertaire » de l’argument – l’existence même de la loi Gayssot et de ses suites le prouve – c’est surtout la deuxième version, celle du pari rationaliste, qui nous intéresse. Il repose au fond sur une optique tout autant libérale : une main invisible de la raison finirait par faire triompher les idées justes (comprendre : celles qui sont fondées en raison, démontrées, en cohérence avec les faits) contre les mauvaises. Toute interférence serait inutile, et même néfaste ; déclinée concrètement, cette idée conduit à dire, par exemple, que le fait de punir et d’interdire des propos racistes empêchera le débat permettant de les déconstruire, et les aidera au contraire à fleurir à l’ombre et au silence.

Pour autant, nous n’avons pas plus de preuves d’existence de cette main invisible de la raison que de son homologue bien connu, celle, fantasmée, du marché. Au contraire même, on peut trouver pléthore d’exemples – les génocides, et la Seconde Guerre mondiale notamment – où c’est au contraire une formidable puissance de déraison qui l’a emporté ; bien loin de tendre au bout du compte vers un état apaisé et rationnel de l’opinion, la totale liberté des idées débouche sur des résultats a priori imprévisibles, le meilleur comme le pire. Dans cette économie des idées on trouve aussi des monopoles, des cartels, des campagnes médiatiques qui vont contre la logique ou le rationnel. Et il est somme toute assez étrange qu’une personnalité comme Chomsky, souvent perçue comme un pourfendeur de l’ultralibéralisme, puisse en venir à prêcher pour la doctrine inverse en matière de débat intellectuel. Aveuglement sur ce point, mais aussi naïveté sur la nature réelle des « idées » ou de la « pensée » dont il s’agirait de défendre à tout prix la liberté. Les révisionnistes et autres négationnistes ne sont pas d’innocents libres-penseurs, qui s’interrogeraient sur la réalité de l’holocauste comme d’autres sur la taille de l’univers ou la vie après la mort. Leur agressivité, leur recherche de la polémique et du scandale médiatique prouve au contraire que seuls les intéressent les effets de leurs prétendues idées ; ils sont les premiers à se soustraire à l’exercice serein et idéalisé de la raison.

Un républicain, un homme de gauche, et plus largement toute personne en désaccord avec une politique rimant avec un total laisser-faire ne peuvent donc qu’approuver, à mon sens, l’idée selon laquelle une certaine régulation des idées est souhaitable. Celle-ci n’a pas à être monstrueusement contraignante ou déterminante ; il lui suffit de tracer le cadre normatif de ce qui est absolument inacceptable en démocratie. La négation des génocides (qui encore une fois, n’est jamais une simple idée lancée en l’air pour la beauté du débat, mais bien un clin d’œil en direction d’autres idées directement offensives envers telle ou telle population) en semble un exemple acceptable, comme tout discours appelant à la haine entre les citoyens. C’est simplement une manière pour la République de se défendre elle-même (son intégrité), ainsi que ses citoyens.

Le même raisonnement me semble valoir pour le cas particulier de la communauté spécifique. L’historien Gérard Noiriel et ses collègues du Comité de Vigilance pour les Usages de l’Histoire ont raison de rappeler, contre les défenseurs de l’absolue liberté scientifique, deux points fondamentaux. D’une part il y a une différence entre interdire la défense de thèses extrêmes, jetant les citoyens les uns contre les autres, et imposer une certaine vision positive de l’histoire comme l’a tenté l’UMP sur le « rôle positif de la colonisation ». Forcer une interprétation, c’est effectivement se substituer aux historiens ; mais écarter des interprétations possibles, incitant à la haine, qui ne reposent sur rien, et qui sont de facto rejetées par l’écrasante majorité des historiens (la négation de la solution finale par exemple), c’est simplement faire respecter le pacte républicain. D’autre part, et c’est un point fondamental, les historiens ne sont pas les seuls et exclusifs gardiens de la mémoire nationale. Les citoyens et leurs représentants élus ont aussi leur mot à dire sur ce point. J’ajouterais pour ma part que postuler l’absolue indépendance de la science par rapport à la politique est quelque chose d’éminemment problématique et discutable. Oui, nous avons tous à l’esprit la mise sous tutelle des scientifiques dans les dictatures, la biologie officielle façon Lyssenko, etc. Mais sorti de ces exemples godwinesques, il n’en reste pas moins que les représentants élus du peuple – dans une démocratie pleine et entière – ont une légitimité qui est au moins comparable à celle des scientifiques, pour juger du bien fondé de programmes de recherche ou de thèses ayant un impact direct sur le débat public et sur la vie du plus grand nombre. Cela vaut pour les OGM comme pour les élucubrations historiques ou philosophiques. Osons également ajouter, pour conclure, que le même débat mérite au moins d’être posé pour toutes les autres sphères (journalisme, justice) qui se battent pour leur totale indépendance (ou leur accession au rang de 4ème, 5ème pouvoir).

Romain Pigenel


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