Attablé seul au Charlot, je regarde le match de Champions League. J'en ai raté les trois premières minutes, désireux que j'étais de finir cette clope avant d'entrer dans l'établissement. J'ai aperçu de loin la composition des équipes et m'en balance. Voilà que la serveuse, mignonne, s'avance vers moi. Je commande une grande bière avec un heu devant, puis demande à quelle heure ils ferment. C'est que je veux regarder le match en entier. A minuit, parfait, merci. C'est pendant ce bref échange que les roumains décident de planter le premier but. J'en manque jusqu'aux replays. C'est bien simple, je lève les yeux sur l'écran et ne peux que constater les dégâts, l'affichage 1-0. Allons, je me dis, ce n'est qu'un but ; le FC Bâle 1893 va se reprendre et les laminer. Bon prince, je leur laisse dix minutes pour égaliser. Ils jouent en jaune fluo dégueulasse, à croire qu'ils se prennent pour Barcelone. Je préférais le maillot gris liseré de bleu pâle d'il y a quelques années. Le sport ne rajeunit personne ; pas même les jeunes. La vie non plus. Je sirote ma bière à cinq nonante. Aux alentours de la quinzième, ces enfoirés doublent la mise. A leur décharge, c'était une belle contre-attaque, avec des bâlois somnolents à la rue. Je sens déjà que je ne vais pas me ruiner ce soir et me promets de partir au troisième. C'est con à dire, mais dès ce moment, mon regard a tendance à tomber de l'écran, à glisser en diagonale sur la gauche pour toucher une jolie blonde trop bien composée. Je déteste ces filles surfaites, plastiques, surtout les blondes chez qui cela fait encore plus artificiel, confine à la nausée si très bronzées. Mais il arrive cependant que parfois l'on ne décide de rien, que les yeux n'obéissent plus tout à fait et vagabondent comme l'esprit. Désormais inattentif au match, je m'efforce de rester aussi inattentif à la blonde. Je me préoccupe beaucoup de ma bière, constate que la serveuse s'est trompée et m'en a mis deux sur l'addition. J'en commande une seconde.
Je ne suis plus le fanatique de football, le fanatique du FCB que j'étais au lycée, à m'en dessiner leur blason sur mon vieux jean usé à la corde. J'aimerais invoquer l'âge, la passion refroidie par la diversité – relative – de mes intérêts. J'aimerais vraiment et pourtant les cause en sont toutes autres.
C'était il y a cinq ou six ans, ils portaient justement ce beau maillot gris à l'extérieur. Ils avaient frisé l'élimination en phase de poule de l'Europa League, à l'époque encore nommée et formatée UEFA Cup, en perdant face à l'AS Roma, un résultat logique. Mais le miracle était de je ne sais plus quel club français, peut-être bien Strasbourg, qui avait égalisé à 2-2 à quelques minutes de la fin, et propulsé troisième grâce à ce score, Bâle passait en seizièmes de finale. Je me rappelle le bonheur de Crayton bondissant du banc. J'étais fou de joie. Quelques semaines après, les huitièmes. Et puis les quarts, ce match aller à domicile face à Middlesbrough, gagné 2-0. Je les voyais déjà en demi-finale ; au match retour, ils marquent le premier but. Pour moi c'était dans la poche, easy. Ces matchs étaient ma seule joie d'alors, avec peut-être la poésie. Les deux semaines d'attente entre chaque phase étaient une torture. Je ne me réjouissais que de ça. J'y pensais le matin au lever, j'en rêvais la nuit. Et puis soudain ce fut fini, Majstorovic expulsé pour un geste agressif, Zubi pas très inspiré ce soir-là, une occasion ratée de revenir à 2-4 en fin de match. J'étais anéanti. Je n'ai pu dormir cette nuit ; quelque chose d'invisible mais d'essentiel s'était brisé en moi. Les trois jours suivants, pleurant presque sous la douche, je tentais vainement d'en recoller les fragments, de retrouver qui j'étais. Mais j'étais inconsolable et mort.
Combien de matchs rejoués à FIFA et quelques sur la PS2 de mon frère, pour me remettre enfin de cet horrible Middlesbrough, de leurs maillots rouges qui me rendaient fou, franc fou, comme un taureau dans l'arène ! Et puis ce fut derrière. J'avais abandonné cette déception et j'étais guéri, mais vide, déserté. J'ai ressenti à peu près la même chose lorsque Federer, invincible, a commencé à ne l'être plus. Quelle part d'éternité avons-nous alors perdue ! Soudain nous étions redevenus des mortels.
Je quitte le Charlot après avoir réglé mes onze huitante, un dernier regard involontaire à la blonde, une brève pensée pour cette défaite 1 à 2 et toute la nuit pour n'en avoir absolument rien à foutre.