Chaque année, meurt un nombre croissant de personnes dans l’attente d’un organe qui ne vient pas, par manque de donneurs. Mais si ces derniers recevaient une gratification, la pénurie diminuerait sensiblement et beaucoup de gens seraient sauvés d’une mort inutile. C’est une réalité dont rendait compte l’économiste Alex Tabarrok dans un article publié dans le Wall Street Journal, « The Meat Market », où il défendait la légalisation du commerce volontaire des organes, l’introduction d’incitants pour augmenter l’offre et cite comme exemples les mesures appliquées en Iran, en Israël ou à Singapour.
Nombreuses sont les personnes qui considèrent le commerce des organes comme contraire à la dignité humaine. La dignité humaine peut valoriser le sacrifice et la mort. Cependant, il est moins évident que la morale exige que des milliers de nos proches meurent chaque jours inutilement espérant le don d’un rein, d’un foie, d’un cœur d’une personne décédée, seulement parce que beaucoup trouvent répugnante l’idée de vendre et d’acheter des organes et qu’ils l’interdisent. De quelle manière seraient affectées la morale ou la dignité humaine si les personnes malades qui nécessitent un transplant s’accordaient librement avec les donateurs ou avec les familles des défunts sur l’achat d’un organe destiné à être transplanté ? Si permettre un marché d’organes transplantables offense la sensibilité de certains, non moins offensante apparaît la mort inutile de milliers de personnes à cause d’une restriction arbitraire.
Le don anticipatif d’organes destinés à être utilisés après le décès du donateur est une action qui ennoblit particulièrement ce dernier. Et beaucoup ont la grandeur d’âme ou le sens de la solidarité assez développés pour offrir leurs organes, au lieu de les emporter dans la tombe, où ils ne serviront à personne. Mais la pénurie d’organes augmente chaque jour avec l’avancée technologique qui rend possible de nouvelles transplantations, couplée avec le tarissement relatif de certaines sources comme la diminution de décès liés à la circulation, suite à l’amélioration de la sécurité des véhicules automobiles. Et, chaque année, ils sont chaque fois plus, ceux qui meurent, inscrits dans les longues listes d’attente des candidats à la transplantation.Aux États-Unis, la liste d’attente pour recevoir un organe s’est allongée cinq fois entre 1990 et 2009, passant de 20.000 à 100.000 personnes. Approximativement, ce sont 6.500 patients qui meurent chaque année dans ce pays en attendant une transplantation, et ce chiffre ne compte pas les 2.000 personnes qui meurent après avoir été retirées de la liste parce qu’elles étaient tombées malades et devenues inéligibles pour un don d’organe. Mais en plus de ces milliers morts, la pénurie d’organes pose d’autres problèmes. C’est ainsi que, pour répondre à la demande croissante, on utilise aujourd’hui des organes qui hier encore étaient considérés comme ne réunissant pas les conditions suffisantes. Par exemple, on transplante désormais des reins de personnes âgées de plus de 60 ans ou ayant des problèmes de santé, augmentant dramatiquement le risque d’échec.
L’autre problème est, comme dans tous les secteurs où l’on réduit artificiellement l’offre, le marché noir, qui apparaît naturellement pour couvrir la demande non satisfaite et désespérée. On estime que 5 à 10% des transplantations mondiales se réalisent sur le marché noir. Si la vente d’organe est volontaire, il y a peu de chose à objecter d’un point de vue moral, puisque tant le vendeur que l’acheteur sont bénéficiaires. Mais sur un marché noir, la transparence est des plus réduites, les donneurs sont moins protégés face à la désinformation et la fraude et risquent de ne pas recevoir les soins adéquats après l’opération.
Puisque l’altruisme seul se montre insuffisant pour régler le problème de la pénurie d’organes, il devient nécessaire d’envisager d’autres pistes pour augmenter l’offre. La première solution classique, déjà appliquée dans plusieurs pays (Autriche, Belgique, Espagne, Italie ou Singapour) est la présomption légale de consentement de donation en l’absence de manifestation explicite de refus de céder ses organes après la mort. Une autre idée serait d’organiser des fondations qui donneraient la priorité pour une transplantation aux personnes qui cèdent leurs organes avec anticipation dans une optique de réciprocité. Le don serait ainsi une sorte d’assurance mutuelle, souscrite avant de demander une transplantation. De cette façon, il y aurait plus de donneurs et moins de personnes mourraient en vain. Enfin, si cela n’est toujours pas suffisant, il faudra bien laisser la liberté aux malades de convenir avec les donateurs ou les familles des défunts une récompense monétaire pour l’organe à transplanter. On pourrait rétribuer économiquement la donation d’organes prélevés sur des morts. Il s’agit là d’une pratique actuellement interdite bien que, comme le rappelle Tabarrok, de manière paradoxale, les écoles de médecine américaines peuvent rétribuer le don de cadavres complets. Viendrait ensuite la rétribution pour des organes donnés du vivant du donneur.
Dans leur étude « Introducing Incentives in the Market for Live and Cadaveric Organ Donations », le Prix Nobel d’Économie Gary Becker et Julio Jorge Elías estiment qu’une compensation économique de 15.000 dollars à un donneur vivant pourrait pallier la pénurie de reins. Et cette compensation pourrait même être payée par l’État, qui y gagnerait en économisant sur les interminables dialyses dans l’attente d’un organe. De leur côté, les économistes William Barnett II, Michael Saliba et Deborah Walker, dans leur étude « A Free Market in Kidneys : Efficient and Equitable », montrent comment un libre marché des reins, en conjonction avec un système de paiement par compagnies d’assurances éliminerait les effets négatifs du système actuel, augmenterait l’offre de reins et inciterait à améliorer la qualité des transplantations. De son côté, dans son article « A « Gift of Life » with Money Attached », publié dans le New York Times, Sally Satel compare la compensation économique pour les dons d’organes à la compensation pour le temps et les risques assumés que reçoivent par contrat les mères porteuses qui louent leur ventre.
Actuellement, l’Iran est le seul pays au monde qui a réussi à éliminer la liste d’attente grâce à un marché régulé d’organes. Dans le système mis en place, les patients qui ne peuvent trouver un donneur décédé ou un donneur vivant de la famille peuvent s’inscrire auprès d’un organisme qui identifie les donneurs potentiels. Le gouvernement iranien offre 1.200 dollars pour le donneur et lui assure une couverture médicale d’un an. De leur côté, les receveurs paient également entre 2.300 et 4.500 dollars aux donneurs. Des organisations caritatives assurent les coûts pour les receveurs les plus pauvres. Un rapport réalisé pour le compte du Conseil de l’Europe et des Nations Unies, « Trafficking in organs, tissues and cells and trafficking in human beings for the purpose of the removal of organs », admet que l’expérience iranienne est un succès : ce pays est le seul sans liste d’attente, les résultats après transplantation sont excellents et le problème du « tourisme de transplantation » a été évité.
De son côté, Singapour applique la présomption légale de consentement de donation d’organe après la mort, mais aussi un programme de réciprocité. Ceux qui désirent quitter ce programme perdent leur priorité dans la liste d’attente. Une compensation économique est également payée aux donneurs (jusqu’à 25.000 dollars). Et en Israël, va être implanté une version plus flexible de ce programme de réciprocité : les personnes qui acceptent de donner un rein recevront des points qui les mettront en meilleure position dans la liste d’attente. Des points seront également concédés aux receveurs potentiels dont un membre immédiat de la famille a été ou sera donneur.
La science économique étudie la rareté, que ce soit des aliments, de l’emploi ou des organes à transplanter. La rareté est presque toujours le résultat de restrictions qu’établissent les gouvernements en empêchant les gens de s’accorder volontairement sur l’échange de biens et de services. Et plus forte est la restriction, plus grande est la rareté. L’interdiction de la vente et de l’achat d’organes est à l’origine de la rareté et est responsable de la mort de nombreux innocents. Pour l’économie, la solution est d’éliminer les restrictions de manière à ce que l’offre corresponde à la demande et qu’ainsi s’achève la pénurie. Mais cette solution, conceptuellement simple et efficace, est considérée – par ceux qui n’ont pas besoin de transplants – comme profondément immorale et dénigrante. Des intellectuels, des religieux, des politiciens et des médecins assurent que les organes ne peuvent se transformer en une simple marchandise. C’est pourquoi d’innombrables familles vivent, dans une totale impuissance, la tragédie de voir leurs êtres chers agoniser vainement. Ni l’âme, ni le corps de ces derniers ne semblent importer alors. Or si le corps humain est sacré, c’est précisément pour cela que c’est à l’individu lui-même de décider en premier lieu que faire avec celui-ci. Ce droit fondamental n’affecte la morale de personne. En revanche, si on refuse à cette individu le droit de disposer de son corps, y compris après sa mort, parce que d’aucuns considèrent cela comme offensant, on en fait un esclave. Il n’y a là aucune vertu ni morale car la dignité humaine ne peut s’inscrire que dans la liberté individuelle.